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Le vent qui fait bouger les Inuits

Comment tirer avantage des huit longs mois d’hiver et de la glace à perte de vue dans le Grand Nord? La réponse passe en partie par le ski cerf-volant, selon l’administration régionale Kativik qui cherche à favoriser les saines habitudes de vie et à créer des emplois durables dans ce coin reculé.

****** Mise à jour du 10 novembre 2014 : cet article a remporté le 3e prix, catégorie Périodique, remis par le Conseil québécois du loisir, lors de la 30e cérémonie du Prix du journalisme en loisir. ******

Dans le village le plus septentrional du Québec, une faible neige est balayée par les vents du nord qui soufflent à plus de 40 km/h. La neige est tombée toute la nuit et 15 cm de poudreuse compactée par le vent couvrent la baie. Des formes bleues, rouges, vertes, blanches et jaunes parcourent la baie d’Ivujivik. En regardant de plus près, on aperçoit des skieurs tractés par des cerfs-volants de toutes les couleurs. Une vue spectaculaire pour les curieux villageois qui ne connaissaient pas ce qu’était le ski cerf-volant quelques heures auparavant.

Ils devront s’y faire, car quand on commence à faire du ski cerf-volant, ça change complètement la façon de voir le monde. Chaque fois que le vent souffle, les connexions dans le cerveau réagissent différemment, et la seule chose qui importe est de savoir s’il vente assez fort pour se faire tracter sur des skis. Ça m’arrive chaque fois qu’une brise souffle sur ma joue et je suis toujours impressionné de voir à quelle vitesse les néophytes deviennent accros à ce sport haut en couleur. « C’est tellement le fun, que je ne veux plus jamais gaspiller de belles journées de vent », témoigne Aulla Quannaluk, cinq jours après sa première session de ski cerf-volant. Et il n’est pas le seul : depuis 2006, plus de 1 500 personnes ont été initiées à la pratique du ski cerf-volant dans 15 communautés du Nunavik et du Nunavut. Avec un territoire immense pour pratiquer ce sport, pas surprenant que les deux premiers mots que j’ai appris en Inuktitut ont été  alianattuk (avoir du plaisir) et anuri (vent).

J’ai rencontré Aulla en avril dernier lorsque je lui ai enseigné le ski cerf-volant à Ivujivik. J’avais toujours voulu aller dans le Nord, mais avec les prix exorbitants du transport, je n’en avais jamais eu l’opportunité. Quand l’occasion s’est présentée, c’était ma chance de réaliser un rêve : découvrir la légendaire culture inuite, tout en partageant mes connaissances sur un sport... dans le vent!

Le vélo des neiges

Le programme de ski cerf-volant dans le Nord a pris forme dans la tête de Guy Laflamme en 2001. La première fois qu’il a essayé un Paraskiflex, une voile de conception québécoise, il a été déconcerté de voir à quel point c’était facile à manœuvrer. « C’est comme un vélo des neiges. Ça prend moins de 30 minutes à contrôler. Tous les Inuits devraient en avoir un », avait-il songé à l’époque. Mais Guy n’avait jamais été dans le Nord. C’était simplement une idée qui venait de germer. Il a alors entrepris de se faire quelques contacts dans les communautés nordiques dans le but de lancer un projet pilote. Six ans plus tard, ses efforts sont récompensés : avec l’aide d’un professeur à Kangirsuk, Guy Laflamme a réalisé un programme d’initiation d’une semaine au ski cerf-volant. « C’était alors comme si le cirque débarquait en ville! » se rappelle-t-il.

À Kangirsuk, l’équipe de Guy Laflamme avait entendu parler que la corporation Makivik, qui administre les fonds provenant des revendications territoriales dans le Nord, tiendrait sa rencontre annuelle plus tard le même mois. Une occasion en or pour présenter le programme de ski cerf-volant à tous les maires du Nunavik et du Nunavut en plaidant l’excellente opportunité de faire bouger les jeunes tout en leur faisant découvrir leur territoire. Quelques semaines plus tard, il partait pour Igloolik avec son équipe.

Crédit: Guy Laflamme« Après notre première semaine de ski à Igloolik, on a ramassé l’équipement pour rentrer à la maison. Les Inuits nous ont dit : “C’est la journée la plus triste”. Ça n'avait pas de sens d’aller les exciter avec un nouveau sport, les former et de finalement partir avec tout l’équipement », explique Guy Laflamme. Pour que le projet soit durable, les communautés souhaitant lancer le programme doivent maintenant investir dans l’achat d’équipements complets. À Ivujuvik par exemple, la communauté a acheté 12 voiles de grandeurs différentes et plusieurs paires de skis et de bottes. L’équipement peut ainsi être utilisé par toute la communauté. Puis, une équipe d’instructeurs vient former un maximum de gens intéressés. « Le ski cerf-volant attise la curiosité. Parfois, plus de 30 personnes veulent se faire former par jour! », dit Guy Laflamme.

Et les Inuit apprennent rapidement : traditionnellement, ils ont toujours appris par imitation. Même si la majorité d’entre eux n’ont jamais skié ou manié un cerf-volant, ils filent à toute allure sur la neige, le sourire aux lèvres… après seulement 30 minutes.

Le programme des sourires arctiques

En fait, le nom initial du programme était The Arctic Smile Program : « Quand les jeunes manient le cerf-volant pour la première fois, et qu'ils réalisent à quel point c’est facile de voler, un gros sourire jaillit. Et quand ils commencent à skier, ils ne veulent plus s’arrêter. Il faut presque leur enlever le cerf-volant des mains pour pouvoir enseigner à quelqu’un d’autre! Le but du programme est d’amener les jeunes à faire des activités de plein air. C’est bon pour la santé et c’est bon pour le moral », soutient Guy Laflamme, l’initiateur du programme qui a été rebaptisé Arctic Wind Riders (AWR).

Pour Aulla Quannaluk, le ski cerf-volant est aussi synonyme de liberté : « C’est exaltant. C’est excitant. Quand je fais du ski cerf-volant, je suis pleinement éveillé, car mes muscles et mon cerveau fonctionnent à toute allure. C’est une excellente façon de repousser ses limites. Quand je suis dans la baie, je fais de l’exercice et je respire de l’air frais. Ça me fait du bien et ça me garde à distance des activités négatives ». Taalia Saanaq Nauya, une jeune mère de 21 ans, pense la même chose : « Ça transforme mon énergie négative en énergie positive. Je n’aimais pas le vent avant, mais maintenant, c’est mon ami. Ça me donne de l’énergie ».

L’administration régionale Kativik prend le relais

Avec les années, le programme est devenu tellement intéressant, que l’administration régionale Kativik (ARK) a décidé d’investir dans un projet pilote en 2011. « Le sport prenait de l’ampleur et plusieurs communautés demandaient des formations », explique Nancianne Grey, la directrice du service des loisirs de l’ARK. Depuis ses débuts, l’objectif principal du programme est de former des instructeurs afin d’assurer la survie de cette passion. Lors de la visite d’instructeurs du « Sud », de jeunes leaders sont identifiés et formés pour devenir instructeurs à leur tour. Ainsi, le ski cerf-volant devient plus qu’un passe-temps; c’est aussi un emploi saisonnier de rêve. Selon Guy Laflamme, « ce programme aide les jeunes à devenir des meneurs et favorise l’implication sociale dans leurs communautés. Même si ce sont des emplois saisonniers, les jeunes apprennent des compétences recherchées qui sont transférables à d’autres activités. Par la suite, ils pourraient créer leur propre emploi à plein temps, en enseignant le ski cerf-volant en hiver, et le kayak ou le vélo de montagne en été par exemple. »

Crédit: Guillaume RoyD’abord supporté par des commanditaires comme le transporteur aérien First Air, le programme est aujourd’hui entièrement géré par l’ARK. Sur le terrain, deux emplois d’instructeur sont créés dans chaque communauté afin que le sport prenne racine. Le projet pilote, qui a commencé avec cinq communautés en 2011 (Kuujjuaq, Quartaq, Kangirsujuaq, Kangirsuk et Puvirnituq) est devenu une année plus tard, le « Programme de ski cerf-volant du Nunavik » en prenant de l’expansion dans les communautés de Georges River et d’Ivujivik. Sept des 14 communautés du Nunavik ont maintenant des clubs de ski cerf-volant!

Mais le sport doit être pris en charge par les communautés pour assurer sa survie. La source principale de financement, qui provient du Programme pour des collectivités plus sûres géré par la corporation Makivik, a été renouvelée pour 2014, mais rien ne garantit le financement pour les années à venir. Ce programme, également connu sous le nom inuit Ungaluk, avait vu le jour dans le but de créer une alternative à la construction d’un centre de détention au Nunavik. Depuis 2007, ce fonds distribue 10 M$ annuellement dans des projets faisant la prévention du crime dans la région. « Lorsque les jeunes sont actifs, ça réduit les incidences de crimes et ça contribue à instaurer de saines habitudes de vie », dit Nancianne Grey. À compter de cette année, les communautés devront fournir des statistiques sur la réduction du crime pour obtenir du financement. « Il y a trop de monde qui veut le même argent! soutient Andrew Epoo, assistant technique du service des loisirs de l’ARK et coordonnateur du programme de ski cerf-volant. Nous avons de la difficulté à convaincre le programme de financer notre projet, car ils ne voient pas d’aspect culturel dans ce sport. De mon côté, j’en vois plusieurs, car les skieurs doivent apprendre à lire le vent et les conditions de glace. Ou tout simplement passer plus de temps dehors! »

Le maire d’Ivujivik, Mattiusi Iyaittuk, qui est également un artiste de renommée internationale, abonde dans le même sens : « Le ski cerf-volant aide les gens de ma communauté à apprendre des choses qu’ils n’apprennent pas à l’école. Sans ces formations, plusieurs personnes ne se rendraient pas sur le territoire ou sur la glace pour apprendre à faire la différence entre un bon endroit et un endroit dangereux pour jouer. Quand tu fais du ski cerf-volant, tu dois utiliser tous tes muscles. Ça rend les gens plus habiles et en santé au lieu de rester assis toute la journée à regarder la télévision ou jouer avec des ordinateurs. Toutes les communautés devraient avoir accès à ce programme! »

Signe de l’aspect culturel du sport nouvellement arrivé dans le Nord, des skieurs inuits ont demandé s’ils pouvaient avoir des voiles complètement blanches pour aller chasser les phoques dans la baie. « Sans motoneige, c’est difficile de se déplacer sur le territoire. Et comme elles coutent très cher, un cerf-volant peut donner la liberté nécessaire aux jeunes pour aller où ils veulent », commente Guy Laflamme.

L’histoire de Michael Petagumskum est un bon exemple du mariage entre le ski cerf-volant et la culture inuite. Résidant à Kuujjuaq, Michael est un fanatique de chasse et de camping. Quand des instructeurs sont venus à son école secondaire en 2012, ils ont présenté des vidéos qui l’ont tout de suite charmé. Depuis, il fait du ski cerf-volant dès qu’il a un moment de libre. « Parcourir le territoire est ce qu’il y a de plus merveilleux à faire dans le Nord. C’est pourquoi j’adore le ski cerf-volant », dit le jeune homme de 18 ans. Il est rapidement devenu un des leaders de son club local. En 2011, il est devenu instructeur et il peut sauter à plus de trois mètres dans les airs!

Crédit: Guy LaflammeDes compétitions pour échanger

Pour bâtir et partager les expériences entre les communautés, Arctic Wind Riders a lancé un championnat de ski cerf-volant dans le Nord en 2008. Celui-ci est tenu au Nunavik ou au Nunavut, les skieurs testent leurs habiletés dans des courses en triangle ou de longues distances et des concours de vitesse maximale. En 2012, l’ARK lança le premier championnat de ski cerf-volant du Nunavik à Kangiqsujuaq, où deux skieurs de chaque communauté sont invités à participer. En avril 2103, ils ont répété l’expérience et 16 skieurs provenant de six communautés ont pris part au championnat. « Faire la course avec des compétiteurs du Nunavik a été une expérience extraordinaire », a commenté Michael Petagumskum, qui a terminé 2e en 2012 et 3e en 2013. Pour Aulla Quannaluk, qui avait commencé à faire du ski cerf-volant seulement une semaine avant la compétition, ce fut une opportunité sans pareille d’apprendre de ses pairs. Même si le programme vise à faire bouger les jeunes, tout le monde y trouve son compte. Parlez-en à Lucasssie Turkirqi, 54 ans, de Kangiqsujuaq, qui a fini 4e du lors du championnat de 2013.

Et la suite…

Au final, l’ARK souhaite aider les communautés à devenir autonomes. « Nous voulons maintenant devenir indépendants des instructeurs du Sud », explique Nancianne Grey. Pour l’ARK, c’est le temps de passer à la prochaine étape. Guy Laflamme est du même avis : « Le programme a bien évolué. Il y a maintenant assez de jeunes qui ont l’expertise pour opérer des clubs locaux et les gestionnaires connaissent le potentiel du sport. » Alors, que reste-t-il à faire? « Il y aura toujours du travail à faire pour promouvoir le leadership et l’estime de soi chez les jeunes afin d’assurer la poursuite du programme », ajoute-t-il.

Cet hiver, l’ARK organisera deux formations intensives pour les instructeurs, au lieu de miser sur le grand public, afin qu’ils gagnent en autonomie et qu’ils transmettent leur passion dans leurs communautés respectives. De plus, la tenue d’un championnat a également été confirmée. Après cet hiver, l’ARK aura accompli son but de former des entraineurs compétents, estime Andrew Epoo. « Le projet de ski cerf-volant a initialement été conçu pour intéresser les communautés. Nous voulions les aider à démarrer des clubs afin qu’ils soient gérés localement, et non pas créer une structure régionale. Ça sera le temps pour les communautés de prendre les choses en main », dit-il. Selon ce dernier, il y aura toujours des moyens pour financer un club de ski cerf-volant même sans l’intervention de l’ARK. Depuis qu’il a 13 ans, il fait des demandes de financement de toutes sortes. Il sait où est l’argent et comment faire pour l’obtenir. Il veut maintenant partager ses connaissances avec les communautés pour assurer la survie des clubs locaux.

Crédit: Guillaume RoyDes projets fous!

Alors que le programme devient mature, de nouveaux projets voient le jour. Guy Laflamme rêve aujourd’hui d'une expédition de 800 km qu’il souhaite réaliser avec les Inuits. « Je pense à une expédition qui partirait d’Akulivik jusqu’à Kuujjuarapik sur la côte d’Hudson et à une autre de Kangirsuk à Aupaluk sur la côte d’Ungava. Je suis convaincu que l’on pourrait recruter au moins 30 skieurs pour ce genre de voyage ». En 2005, il a participé à une expédition pilote de 500 km avec dix autres skieurs entre Chisasibi et Waskaganish.

Quoi d’autre dans la mire pour les adeptes de ski cerf-volant dans le Grand Nord? Le tourisme. « Imaginez faire un voyage de ski cerf-volant pour se rendre au cratère du Pingaluit à partir de Kangiqsujuaq!  rêve à son tour Andrew Epoo. C’est le genre de projet qui a un fort potentiel de développement touristique. » Andrew Epoo a déjà une idée en tête pour trouver du financement : « Avec la Corporation de développement régional Kativik, un entrepreneur n’a besoin que de 20 % du financement pour sa première année d’opération. Il faut seulement savoir à qui parler et quel formulaire remplir », dit-il.

Lorsque j’y suis passé, j’ai initié 40 personnes au ski cerf-volant sur une population de 360. Du coup, Ivujivik doit faire partie des villes avec un des plus hauts taux de « kiteskieurs » dans le monde, avec 11 % d’initiés!

 
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