Rechercher dans le site espaces.ca
  • © Alexis de Gheldere

Pierre Gougoux, une vie dehors

Après un demi-siècle passé à enseigner le plein air à plus de 20 000 étudiants, Pierre Gougoux a récemment pris sa retraite. Notre collaborateur l’a rencontré chez lui, entre deux voyages à vélo dans les Alpes françaises, pour faire le point sur une carrière unique qui a allumé d’innombrables passions pour l’aventure.

« L’une des façons les plus sûres d’être misérable est de se concentrer sur son propre bonheur. » – Brent Beshore

Pour comprendre l’amour que Pierre Gougoux porte au plein air, il suffit de marcher une centaine de pas derrière sa maison ancestrale de Sainte-Agathe-des-Monts, dans les Laurentides.

Là s’élève un petit pavillon circulaire en bois muni d’un toit, de parois en plexiglas et de quelques ampoules DEL. À l’intérieur, un cadre de lit en métal et un matelas ferme recouvert d’un drap blanc éclatant occupent presque tout l’espace. Deux gros sacs de couchage orange sont étendus sur le lit.

© Alexis de Gheldere

C’est ici, dans ce petit abri non isolé, que Pierre Gougoux et sa conjointe passent leurs nuits pratiquement toute l’année.

« Quand il fait –20 °C ou moins, on va dormir en dedans, dit Pierre Gougoux. Sinon, on dort ici. C’est le matelas le plus confortable de toute la maison. »

La plupart des Québécois aiment manger dehors et dormir dans la maison. Pierre Gougoux, lui, aime manger dans la maison et dormir dehors.

Ce n’est que tout récemment que Pierre a découvert qu’il pouvait coucher dehors toute l’année durant — et pas seulement lors de ses 40 voyages dans les Alpes et dans l’Himalaya, ou au cours de ses centaines d’excursions de cyclotourisme, de ski de fond ou de rando en montagne réalisées avec ses étudiants. À 75 ans, dit-il, il n’a toujours pas fini d’apprendre.


À lire aussi : Récit d'expédition au Népal, au pays des Sherpas avec Gougoux... et Aznavour


En janvier dernier, Pierre a tourné une page importante : il a pris sa retraite de l’enseignement du plein air, discipline qu’il a contribué à lancer au Québec, du moins sous sa forme moderne : celle qui mise sur le respect de la nature, l’entraide, l’apprentissage et surtout le dépassement de soi.

Durant sa cinquantaine d’années de carrière, Pierre a initié plus de 20 000 étudiants aux joies, aux efforts et aux difficultés du plein air. Et j’ai été l’un de ceux-là.

En septembre 1994, j’étais assis dans une salle de cours du cégep André-Laurendeau quand notre prof de plein air a fait son entrée et nous a dit bonjour, avec son sourire et ses yeux rieurs. À 17 ans, j’avais déjà fait de la marche en montagne, du vélo et un peu de camping d’hiver improvisé dans le bois près de chez mes parents. J’ignorais que Pierre Gougoux était sur le point de faire, avec mon intérêt pour le plein air, ce qu’un champion de golf fait à une balle lorsqu’il sort son bois no 1 sur le tertre de départ.

« Ma motivation était égoïste »

© Alexis de Gheldere

Pierre Gougoux a passé son enfance avec ses parents et ses trois frères dans un logement de la rue Saint-Denis, à Montréal. Comme tous les jeunes du coin, il jouait souvent dehors, l’été au ballon, l’hiver au hockey.

« Ma famille avait un chalet à Sainte-Adèle, et on allait y passer nos étés, dit-il. C’est là que je suis tombé en amour avec la nature. »

Après des études en enseignement des sciences, Pierre est allé inculquer les mathématiques et la physique aux jeunes du Togo, de 1967 à 1969. À son retour, il a demandé à faire de même au secondaire, à Saint-Henri–Pointe-Saint-Charles.

« Ç’a été l’une des très bonnes décisions de ma vie; je voulais enseigner là où l’éducation n’était souvent pas une priorité. »

Pierre a vite réalisé que ses élèves de Saint-Henri, qui provenaient de milieux pauvres pour la plupart, n’avaient que trop peu d’occasions de sortir de leur quartier, encore moins d’aller dans la nature. Il a donc décidé de les inviter aux excursions qu’il partait faire le weekend, dans les Adirondacks ou au mont Washington.

« Au départ, ma motivation était égoïste. Je ne voulais pas passer mon temps à faire de la discipline en classe, alors j’ai décidé d’apprendre à connaître mes élèves à l’extérieur du cadre scolaire. À l’époque, mon directeur était contre l’idée. Il me disait : “Je ne veux même pas le savoir, que tu vas au mont Washington en fin de semaine!” »

Sa première sortie avec un groupe sur cette mythique montagne, le 13 janvier 1970, reste gravée dans sa mémoire, et pas pour les bonnes raisons. Vêtus de chandails de coton et de souliers de course, les élèves ne sont pas prêts à subir des vents de près de 90 km/h, qui leur tranchent alors le visage.

Les élèves sont revenus de l’excursion avec des engelures. Pierre s’est alors dit qu’ils ne voudraient sans doute plus jamais repartir en montagne. Or, c’est tout le contraire qui s’est produit : encore plus de jeunes ont voulu y aller la fois suivante.

Au bout d’un an ou deux, la directrice régionale de la commission scolaire a demandé à Pierre d’organiser des sorties pour l’ensemble des élèves de l’école. Quelques années plus tard, le cégep André-Laurendeau lui a offert un poste.

Au cégep, Pierre enseignait à 18 groupes d’étudiants par année en moyenne. Au fil de sa carrière, il a peaufiné la pédagogie de ses cours, qui comportent tous un volet théorique, avec examen en classe. Le cégep a ensuite fait l’acquisition d’équipement technique de haute qualité comme des tentes, des sacs de couchage, des réchauds et des lampes frontales.

Le plein air, c’est l’aventure

© Alexis de Gheldere

Pour Pierre Gougoux, le plein air est indissociable de la notion d’aventure, d’inconnu. Durant la préparation des excursions, il demandait toujours aux étudiants s’ils voulaient partir sans trop savoir où ils allaient coucher, ou bien s’ils voulaient tout planifier.

« Chaque fois, ils me répondaient qu’ils voulaient partir à l’aventure. Mon idée, c’était de les sortir de leur zone de confort. »

Le côté improvisé des excursions lui a parfois joué des tours. En 1991, il se souvient que des rangers du mont Washington leur ont couru après dans les sentiers. « Ils pensaient qu’on saccageait la montagne — ce qu’on n’a jamais fait —, mais c’est vrai qu’on se couchait un peu n’importe où… On ne pourrait plus faire ça aujourd’hui. »

Une autre fois, dans l’État de New York, ses étudiants qui campaient sur le terrain d’une aire de repos se sont fait expulser par des policiers, en pleine nuit. « On a finalement trouvé un beau terrain dégagé, recouvert de brume. Le lendemain matin, on a réalisé qu’on avait campé en face du poste de police. »

Le dépassement de soi est une autre notion chère au professeur Gougoux, qui n’hésitait pas à planifier des journées de 75 kilomètres en cyclotourisme pour des étudiants qui n’avaient jamais fait de vélo sur une aussi longue distance auparavant.

« Ils réussissaient tous. Ils disaient : “Wow, je n’aurais pas cru que j’étais capable de faire ça!” C’était le but de mon cours, de te montrer que tu es plus fort que tu le penses. On part ensemble, et on va réussir ensemble. C’est comme le proverbe africain : “Seul, on va plus vite; ensemble, on va plus loin.” »

Chanter avec les immigrants

© Alexis de Gheldere

En plus de donner des cours de plein air, Pierre a organisé des dizaines de voyages en haute montagne avec ses étudiants ou des particuliers durant sa carrière.

« Ç’a commencé par les Rocheuses, puis les Alpes et l’Himalaya. Nous avons aussi tissé des liens avec un orphelinat à Katmandou, où nous envoyons des dons. Aller là-bas et voir le sourire des enfants, les entendre chanter, ç’a été l’une de mes plus belles expériences. »

Plusieurs anciens étudiants de Pierre Gougoux se sont lancés dans des projets incroyables. Benoit Havard a ainsi réalisé un tour du monde à vélo avec sa chienne Misha, en passant par la Russie en plein hiver, voyage qu’il relate dans son livre Par l’autre route.

D’autres sont aussi devenus enseignants en éducation physique, ou enseignants en plein air. « D’anciens étudiants de Pointe-Saint-Charles m’ont aussi dit que s’ils n’avaient pas connu le plein air, ils seraient devenus des bums, dit Pierre. Quand j’entends des témoignages comme ceux-là, je suis content de ce que j’ai accompli. »

Pourquoi prendre sa retraite maintenant, alors? « À cause de la hantise ou de l’inconfort de ne plus être assez compétent pour bien préparer mes cours, même si j’étais au sommet de mon idéal pédagogique. »

À sa retraite, Pierre Gougoux veut bien sûr continuer de voyager : le printemps dernier, il a bouclé deux séjours de cyclotourisme en France avec sa conjointe. Il souhaite continuer à s’impliquer auprès des immigrants et des réfugiés de Saint-Jérôme, à qui il fait découvrir les activités de plein air des Laurentides en collaboration avec l’organisme Le Coffret.

L’hiver dernier, un groupe de 27 enfants du primaire de 15 nationalités différentes est ainsi venu s’initier à la raquette chez lui, en compagnie d’anciens étudiants. « À la fin, on a chanté ensemble, avec la guitare. Les enfants ont adoré ça! »

« Quel calvaire! »

Quand j’étudiais au cégep André-Laurendeau avec Pierre Gougoux, mes excursions les plus marquantes étaient aussi souvent éprouvantes, lorsque je les vivais.

Je me souviens d’une virée à vélo de trois jours au Vermont, où il a plu des cordes dès la minute ou nous sommes descendus de l’autobus jusqu’au moment du retour. Malgré nos questions insistantes, notre professeur ne savait pas où nous irions dormir le premier soir. Et nous n’avions pas apporté nos tentes.

Nous avons finalement passé la nuit entre les bancs d’une église extérieure, protégés de la pluie par un toit métallique. Le lendemain — un dimanche —, le café-boulangerie du village était fermé. Nous prenant en pitié, le commis du dépanneur a téléphoné à sa belle-sœur, propriétaire dudit café, qui est venue l’ouvrir spécialement pour accueillir notre groupe détrempé. L’immense muffin à l’orange et aux canneberges tout chaud que j’ai alors dégusté, fraîchement sorti du four, compte parmi mes meilleurs déjeuners à vie.

Je me souviens aussi des soirées en refuge. Après une longue journée de ski de fond, une fois le souper terminé, Pierre sortait sa guitare de son vieil étui et passait ses cahiers de chants à la ronde. On y trouvait les paroles et les accords de chansons comme Travailler, c’est trop dur de Zachary Richard, Le frigidaire de Tex Lecor, ou Calvaire de Plume Latraverse, ainsi que plusieurs morceaux des Beatles, de Bob Dylan ou de Renaud. Le professeur plutôt réservé devenait alors chansonnier et il faisait circuler sa guitare durant la soirée.

Chantées à tue-tête par une trentaine d’étudiants épuisés, repus et heureux, à la lueur des lampes frontales et entre des vêtements mouillés accrochés sur des clous, ces chansons résonnent encore en moi, près de 25 ans plus tard.

Merci, Pierre.

Commentaires (1)
Participer à la discussion!

celinelabossiere - 14/12/2018 15:44
Merci pour ce bel article Nicolas Bérubé. Moi aussi j'ai eu la chance de le côtoyer. Tout ça a commencé en 1995. J'étais une étrangère du cégep de Maisonneuve et une amie, qui fréquentait le "bon cégep" (!), m'avait invitée à faire un voyage dans les Alpes, organisé par un prof complètement...différent!

Ce fut donc mon premier contact avec cet homme unique, surprenant, inspirant et...intrigant. Évidemment, ce fut aussi le début d'une série de randonnées et d'excursions avec lui et ses "disciples". En effet, il y avait de ces gars et de ces filles passionnés du club de plein air du cégep André Laurendeau, dont certains étaient même devenus des guides de randonnée pour lui, qui étaient de véritables accros au plein air et qui aspiraient, secrètement ou pas, à devenir et à vivre comme Pierre Gougoux!

Cet homme qui me semblait sortir de nul part, ne suivait pas les conventions comme tout le monde. J'ai rapidement appris quil suivait plutôt ses instincts, son coeur, ses passions et ses convictions.

C'est donc avec Pierre et la gang des Alpes ´´95´´ et ultérieurement d'autres cégépiens ou d'anciens étudiants ´´gougouxiens´´, jeunes ou vieux, que j'ai eu la chance de faire des excursions en forêt, de montagne, de vélo, de raquettes, de ski de fond, d'escalade et, le grand voyage de mes 20 ans, LA randonnée dans les Alpes.

Or j'avais 20 ans à peine et j'ignorais que j'allais vivre une des plus grandiose, indescriptible et magnifique aventure grâce à Pierre. Cette expérience hors du commun fut entre autre une thérapie formidable et une authentique découverte de moi-même. J'ai davantage réalisé à ce moment que le plein air deviendrait un outil précieux dans ma vie et un mode de vie, une saine dépendance même.

C'est donc entre autre grâce à Pierre et aux voyages qu'il a organisés que ma passion pour le plein air, la nature, les plantes, la forêt, les bottes de marche en vrai cuir et les laines polaires (!), l'aventure, partir bien organisée, l'inconnu, les voyages, le cyclotourisme, et la montagne s'est intensifiée. Les Alpes françaises, les paysages de montagnes à l'infini ou l'automne du Vermont, la musique ("...pourtant, que la montagne est belle" ou sa mémorable et folle version de "Bye bye nuage, welcome soleil"), la guitare et les grands chanteurs de la francophonie qui nous étaient encore inconnus , le plaisir du partage, le tapioca au chocolat (!), la confiance de s'habiller "tout croche" (les combines en dessous des shorts, les vieux anoraks de nos parents, nos tuques ou autres morceaux parfois bien affreux, mais totalement assumés), les refuges et les greniers remplis de joie et de joues roses, la débrouillardise, les soirées chaleureuses et vivantes, les amis qui s'entraident, les petits ou grands ruisseaux qu'on traversait un peu n'importe où, le bruit de nos pas au ryrhme constant, la rencontre avec des gens extraordinaires, nos chorales aux voix d'apprentis aventuriers, les bains de neige, les raclettes au fromage cru (Oh my God, MIAM) des petits villages pittoresques français, le bon vin des villageois, les intempéries nous forçant à devenir de meilleures personnes, les défis, la résilience, les villages français qui font la sieste entre onze heure et quinze heures où tout est fermé !, le bonheur d'être ensemble, la sagesse face à la grandeur de la nature et face à la beauté de la vie, les guitares accrochées aux sacs à dos ou aux vélos, la Grolle, les douces folies de chaque voyage et bien d'autres exemples sont des souvenirs précieux et encore bien marqués ou des valeurs bien ancrées.

Enfin, des amitiés, des flirts ou même des amours se développaient assurément durant ces voyages. C'était inévitable!

Merci, je te suis franchement reconnaissante Pierre.
Céline Labossière