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  • Le site ancestral innu du Mushuau-nipi © François Léger-Savard

Aires protégées au Québec : l’arbre qui cache la forêt

À la fin de 2020, le gouvernement du Québec a annoncé que le territoire québécois comptait désormais 17 % d’aires protégées. Une belle initiative qui présente cependant des bémols : des joyaux naturels ont été oubliés, le sud du Québec est très peu visé et les forestières peuvent toujours gruger les sites de plein air. Jusqu’où ira « l’écrémage final » de nos forêts?

Depuis décembre 2020, 17,03 % du territoire québécois est placé sous protection, soit 12 647 km2 de plus, en réponse aux recommandations de l’Union internationale pour la conservation de la nature, qui fait autorité sur l’état des ressources naturelles mondiales et sur les outils de protection. Une mesure rafraîchissante, saluée par de nombreux organismes environnementaux, dont Nature Québec. « C’est une bonne nouvelle, d’autant qu’on part de loin », explique Alice-Anne Simard, directrice générale de l’organisme, en rappelant que le Québec a très longtemps stagné autour des 10 % d’aires protégées.


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Désormais, des milliers de kilomètres carrés d’écosystèmes à grande valeur écologique sont inclus dans 34 nouvelles réserves de territoire aux fins d’aire protégée (RTFAP). Elles sont entre autres situées sur la Côte-Nord, notamment autour de la rivière Moisie, ainsi qu’en Basse-Côte-Nord. Idem pour un affluent de la rivière Péribonka, au Saguenay–Lac-Saint-Jean, et pour le mont Kanasuta, en Abitibi-Témiscamingue.


Mushuau-nipi © François Léger-Savard, Corporation du Mushuau-nipi

L’un des meilleurs coups de l’annonce est sans doute de voir la Gaspésie hériter d’une réserve créée dans les monts Chic-Chocs. Mais c’est le Grand Nord (Nunavik et Eeyou Istchee Baie-James) qui est le plus touché par cette décision, avec notamment le site ancestral innu du Mushuau-nipi et plusieurs belles rivières patrimoniales. Bref, l’engagement de protéger 17 % du territoire québécois avant la prochaine décennie est désormais chose faite.

On protège, mais… on bûche toujours!

Reste que des voix dissonantes se font aussi entendre ici et là. « De très nombreux autres territoires, soumis à l’étude du ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques (MELCC), méritent aussi d’être protégés et n’ont pas été retenus, dit Alice-Anne Simard. Il y a consensus partout, surtout au sud du 49e parallèle, où les citoyens réclament plus d’espaces verts protégés. On voit, depuis le début de la pandémie, combien les gens ont besoin d’aller en nature près de chez eux! »

Dans la région de Lanaudière, le comité sur les aires protégées demandait 700 km2, mais n’a obtenu que 200 km2, « sans que rien explique les choix qui ont été faits par le ministère », souligne Linda Otis, de l’Éco-corridor Kaaikop-Ouareau (ECKO), qui a produit le document de référence Désignation des aires protégées dans la région de Lanaudière en décembre 2020. Seuls 30 % du parc régional de la Forêt Ouareau, très populaire auprès des randonneurs, ont été mis sous protection, laissant ainsi 70 % sous menace de coupes forestières. « À l’intérieur même de certaines zones protégées du parc, on a maintenu des sections à bûcher, dont certaines aux abords du Sentier national, s’insurge madame Otis. Peu de gens savent que la coupe est permise dans les parcs régionaux, à une heure de Montréal! »

Un choix pour le moins étrange compte tenu du fait que 12 000 citoyens se sont prononcés dans des pétitions réclamant l’intégrité de la protection du parc régional de la Forêt Ouareau. Pour autant, aucune loi d’arbitrage ne permet aux citoyens de contester les décisions du gouvernement, mobilisation locale ou pas. « On espère que ça va être suivi par d’autres annonces, dit Alice-Anne Simard, faisant écho à la plupart des organismes environnementaux. On pourrait obtenir 22 % de territoires protégés d’ici 2022. »

Les forestières ont le dernier mot

Tout près de là, Pavillon Basilières, une petite pourvoirie modèle pour son approche écoresponsable (véhicules et bateaux à moteur électrique, traitement optimal des déchets, etc.) et qui mise autant sur le plein air et la villégiature que sur la chasse et la pêche, se retrouve dans l’eau chaude. À un peu plus d’une heure de Montréal, celle-ci propose une expérience immersive avec des chalets centenaires éloignés les uns des autres. Malgré un plan d’action pour réaliser des hébergements de glamping et des demandes de protection répétées, son dossier, présenté par le comité des aires protégées de la MRC de Matawinie, n’a pas été retenu; les deux tiers de son territoire de 30 km2 sont menacés de coupe.

Au cours de l’année dernière, ce comité, composé du ministère de l’Énergie et des Ressources naturelles, de maires, de communautés atikamekw, de Tourisme Lanaudière et des entreprises forestières, a multiplié les rencontres pour discuter du zonage des coupes. Résultat : « Les compagnies forestières ont fait ce qu’elles voulaient, s’indigne le jeune propriétaire de la pourvoirie, Sébastien Borgeaud, qui l’a rachetée à ses parents il y a trois ans. Ce sont elles qui avaient la main, c’est comme si elles avaient un droit de veto! déplore-t-il. Le ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques, lui, est resté muet. »

Voilà qui démontre encore la difficulté de conjuguer foresterie et récréotourisme, surtout sur de petits territoires : « le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs [MFFP] gère une pourvoirie de 400 km2 comme il le ferait avec une pourvoirie de 30 km2, c’est absurde », tranche Sébastien Borgeaud.

Menace sur une rivière patrimoniale


La rivière Magpie © Linda Estey / Noryak Aventures

Même déception sur la Côte-Nord, où la Magpie, une rivière majestueuse de classe internationale, n’a pas été intégrée à la liste de ces territoires protégés, malgré la lutte acharnée de l’Alliance Mutehekau Shipu, constituée du Conseil des Innus de Ekuanitshit, de la MRC de Minganie, de la Société pour la nature et les parcs (SNAP Québec) et de l’Association Eaux-Vives Minganie.

« Nous sommes déçus, mais pas surpris, résume Mathieu Bourdon, de l’Association Eaux-Vives Minganie et guide de kayak. Ce n’est pas demain que cette rivière sera harnachée, mais Hydro-Québec n’écarte pas cette possibilité pour les 25 ou 30 années à venir si le nord des États-Unis veut acheter de l’électricité au Québec. » Pourtant, les élus locaux se sont prononcés favorablement pour protéger cette partie du Nutshimit (territoire ancestral, en innu). « C’est à se demander si nos élus ont quelque chose à dire face à Hydro-Québec! » s’interroge Mathieu Bourdon.


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Et puis, cette décision a été prise au mépris des communautés innues. « Depuis des années, nous affirmons nos droits et nos titres sur le territoire et nous nous efforçons de contribuer à son développement en acceptant de nous asseoir avec les autres paliers de gouvernements pour faire avancer les choses, dit Charles-Édouard Verreault, vice-chef aux relations extérieures à Pekuakamiulnuatsh Takuhikan (Mashteuiatsh). Si on nous avait considérés comme il se doit, les résultats envisagés auraient été encore meilleurs. »

On sacrifie des forêts intactes


© Aliya Izumi, Unsplash

Pourtant, les ingénieurs forestiers sont de plus en plus nombreux à dénoncer « l’écrémage final » de nos forêts, selon l’expression d’Henri Jacob, président d’Action boréale, en Abitibi, et cosignataire d’une lettre ouverte avec Richard Desjardins, publiée dans Le Journal de Montréal à la fin de 2020. Si on en croit le rapport Coulombe (sur la gestion de la forêt publique), il ne reste que 13 % de forêt intacte au sud du 49e parallèle. Pourtant, en décembre dernier, tandis que le MELCC annonçait l’augmentation des territoires protégés en grande pompe, le MFFP dévoilait sa nouvelle Stratégie nationale de production de bois, qui prévoit de doubler la récolte forestière d’ici 60 ans.

« On continue à couper au détriment de la biodiversité, dénonce Henri Jacob. Faute de régénération naturelle, l’intensification des coupes vient avec un ensemencement de seulement quatre ou cinq essences d’arbres, bonnes pour l’industrie. Nous sommes loin de la diversité écosystémique! » Selon lui, « la société entière va devoir payer pour des plantations au service de l’industrie, et les seules forêts que verront nos petits-enfants, ce seront des plantations; c’est regrettable ! » ajoute M. Jacob. Pas surprenant que le Nord, dénué de potentiel forestier, représente la grande majorité des zones récemment protégées. « Sur les dizaines de milliers de kilomètres carrés protégés annoncés en décembre, il n’y en a que 0,8 % au sud », constate le président d’Action boréale.

Bilan comptable

Le directeur général de SNAP Québec, Alain Branchaud, se réjouit quant à lui de voir le Québec s’imposer comme le leader national pour l’étendue de ses territoires protégés. « Un pas de géant a été franchi et il faut saluer cet accomplissement extraordinaire du gouvernement », avance-t-il. Cela dit, l’environnementaliste pointe du doigt le problème de gouvernance du MFFP, à la fois juge et partie en matière de foresterie.

« Le ministère n’a d’autre choix que favoriser la foresterie au détriment des autres usages de la forêt, déplore-t-il. Il faudrait confier la foresterie au ministère des Ressources naturelles, ça rééquilibrerait les forces. » Une telle action permettrait de redonner à la faune et aux usagers des parcs une chance de mieux défendre leurs intérêts, et aux régions de bâtir une économie durable et des emplois structurants.

Car l’industrie du plein air et du tourisme d’aventure, ce sont aussi des retombées économiques d’importance, qui pourraient s’additionner à celles d’une « foresterie éclairée ». À cet égard, une étude réalisée en 2018 sur le cas du mont Kaaikop, deuxième plus haut sommet des Laurentides, où perdure un vague projet de coupe forestière sur une parcelle de 3 km2 exploitable, est fort significative.

« Nous avons élaboré deux scénarios : soit l’exploitation forestière, soit la conservation du mont Kaaikop, ainsi que leurs retombées directes et indirectes respectives », explique Jérôme Dupras, chercheur à l’Université du Québec en Outaouais et coauteur de l’étude. Le résultat démontre que mettre fin aux coupes n’aurait que peu d’impact financier (environ 300 000 $) si on tient compte de la globalité des services rendus par le maintien de la biodiversité : activités de plein air, protection des habitats fauniques, esthétisme du paysage et stockage du carbone, entre autres choses.

Car l’industrie du plein air est aussi une autre façon de sortir de la réflexion binaire « coupe forestière contre protection » et d’apporter une vision rentable et pérenne du territoire. Et à cet égard, la communauté du plein air a sûrement son mot à dire sur ces choix de société.

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