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  • Crédit : Pascal Girard

25 jours sur le fleuve Colorado

De Lee’s Ferry à Diamond Creek, 360 km plus loin, notre reporter-aventurière a descendu le fleuve Colorado à bord d’un raft, en totale autonomie. Récit d’une fabuleuse expédition qui marque une vie.

Lava Falls, prise 1

– Tu crois qu’on peut vraiment le passer ?

– Hmmmm… Peut-être par la veine, là, mais… y’a ce trou, devant.

– …

– La clé, c’est le point d’entrée, faut pas le rater.

– OK.

– Si on tombe dans le trou, on est morts...

Morts… façon de parler. Encore que Lava Falls a déjà fait des victimes. Le plus gros rapide du fleuve Colorado – de classe 10, s’il vous plaît –, impose le respect. C’est d’ailleurs une véritable légende. Tous ceux qui se sont offert la « grande descente » de 25 jours le savent : dès le jour 1, il occupe les conversations et les pensées des pagayeurs de tout acabit. Même les guides de rafting le craignent. Comme le dit Pascal, notre chef d’expé : « La clé, c’est le point d’entrée ».

On a tout le temps d’y penser, à cette clé. Lava Falls, c’est pour demain matin. Pour l’heure, à notre arrivée au Whitemore Wash Camp, c’est le moment de dresser notre campement. On sait tous ce qu’on a à faire : 20 jours qu’on décharge les rafts chaque soir et qu’on les recharge chaque matin. Avec 16 personnes motivées, ça va vite.

Le gros morceau, c’est la cuisine mobile : trois tables en alu démontables, une batterie de chaudrons, des bassines pour la vaisselle, des seaux pour l’hygiène des mains – une autre clé du succès. Il n’en a peut-être pas l’air, mais le fleuve Colorado charrie une pléthore de redoutables bactéries. Se laver les mains au savon est une condition préalable à toute intrusion en « cuisine ». Oser y entrer sans passer par la case « salle de bain » relève du crime de lèse-majesté. En totale autonomie durant 25 jours, on n’a pas le luxe de propager une épidémie dans les rangs.

C’est l’heure d’ouvrir les boîtiers hermétiques numérotés contenant nos repas du jour. Ce soir, ce sera casserole mexicaine maison pour tout le monde. Les glacières renferment assez de légumes frais pour ça. Des œufs aussi, du lait, des fruits, du fromage… et même de beaux filets de bœuf et de saumon ! Assez d’ingrédients pour varier l’ordinaire. Les gros blocs de glace ont survécu durant toute la durée de l’expédition ; comme on est en décembre, ça suffit pour conserver les aliments. Qui sait ? Il reste peut-être un mélange déshydraté pour se préparer un brownie sur le feu ?

Au tour de la toilette mobile, maintenant : d’autres boîtiers hermétiques estampillés Poop qu’on installe loin des regards dans un lieu approprié... à bonne distance des tentes et discret à souhait. Chacun de nous y fera ses « petites affaires » en toute quiétude grâce à un judicieux système qui permet d’indiquer si l’un de nous occupe déjà la place. Pas de bouée à l’entrée du site ? On attend son tour. Intimidant le premier jour, mais intégré dès le lendemain.

Le mot d’ordre Leave no trace est la règle numéro un proclamée par les rangers du Grand Canyon National Park. Avec 29 000 pagayeurs par année, pas question d’y déroger… Imaginez seulement le résultat ! Les boîtiers WC feront donc intégralement partie du voyage. 

Crédit : Pascal Girard

Lava Falls, prise 2

Ça jase pas fort, ce matin, autour du gruau et du café cowboy. La nuit a été passablement hantée par le ronflement furibond du rapide tout près, une drop de 2500 pieds sur une distance de 2 milles.

Lava Falls est un furieux portefeuille avec une vague gigantesque – Big Kahuna – et une grosse déferlante qui finit sur un rocher considérable. Un condensé d’obstacles au pied du North Rime, à l’ouest de la colossale formation volcanique Vulcans Throne.

La stratégie élaborée par les capitaines de nos cinq rafts : entrer à droite jusqu’à la ligne oblique, puis glisser vers la gauche pour éviter le fameux portefeuille, une gueule ouverte qui veut nous avaler tout rond. Sécurité oblige, Dave et Bob, qui se sont offert la descente intégrale en canot, doivent nous suivre en colonne serrée.

C’est notre « guide professionnel de rafting », Alain, qui part le bal avec son « POWER ! » tonitruant. À son bord, Véronique s’exécute. En deux secondes, on distingue leur raft blanc par intermittence, toujours droit, mais épousant les montagnes russes du courant. C’est le temps pour moi d’embarquer dans la ronde.

J’adresse un regard confiant à Étienne, mon capitaine, et à Sara, ma coéquipière, placée à ma gauche. Mon rythme cardiaque gagne quelques points au compteur. Mais comme Étienne dicte ses ordres calmement, ça me rassure.

À mesure qu’on approche du trou, le raft s’engage dans un furieux brasse-camarade. Sara et moi avons adopté la position sécuritaire : les genoux calés au fond du bateau et le haut du corps incliné vers l’avant pour pagayer en puissance. Le trou, je ne veux pas le regarder…

– Appel à droite, encore, encore ! ordonne Étienne.

– Oumf !

– Plus foooort !

– …

Je tiens solidement ma pagaie ; sans elle, je ne suis qu’un poids mort. L’issue du rapide n’est pas loin, encore un effort, on le distingue… il est là. Notre contredanse sur Lava Falls aura duré 15 secondes à peine. Mais quelles secondes ! Sara brandit sa pagaie vers le ciel : ça y est, on est passés !

Sur son raft, David a confié la manœuvre des grandes pagaies à son « élève » Philippe, moins expérimenté. Le capitaine lance ses ordres d’une voix claire, Philippe obéit. Ça a bien failli cogner un peu sur la falaise, à droite, mais ça passe. Belle synergie ; la confiance règne à bord du bateau.

Dans leurs frêles canots, Dave (en L’Edge) et Bob (en Zephyr) n’ont pas les mêmes cartes en main. Dès l’entrée du rapide, ils chavirent l’un après l’autre dans les remous. Pas de panique : les canoteurs en ont vu d’autres. Malgré leur drysuit, leurs mitaines et leurs bottillons en néoprène, l’eau glacée de la rivière leur coupe net le souffle. On récupère les nageurs indemnes à la sortie du rapide. Ils ont du guts, ces gars-là. 

Lieu sacré

Redoutable, mystérieux, mythique, libérateur, grandiose, mémorable… Autour du feu, les mots fusent pour qualifier ce qu’on est en train de vivre, en gang, dans les méandres de ce fleuve magnétique.

Jour après jour, toute la beauté du monde se déploie sous nos yeux, à 360 degrés. Je lis les anfractuosités rocheuses des falaises comme on lit les nuages : en y projetant une architecture imaginaire. Cathédrales gothiques, châteaux médiévaux, citadelles, mausolées, acropoles ou nécropoles se succèdent des deux côtés du canyon, dans une variation d’ocres et de gris.

Ici, le relief a le sens du spectacle. Comme à Havasu Falls : un monde parallèle fait de bassins d’eau turquoise et de piscines naturelles en escalier, alimentés par une cascade d’une grande pureté. Tellement inattendu qu’on jurerait que Las Vegas y a envoyé quelque architecte fantaisiste. Ou l’étonnante Redwall Cavern, un amphithéâtre creusé dans la roche, tapissé de sable et hanté par l’âme de ses premiers occupants, les Indiens Havasupai.

La création du parc national du Grand Canyon, en 1919, les a d’ailleurs exclus du territoire, avant de leur rétrocéder 75 000 hectares de terres ancestrales en 1975. Mais en huit siècles d’occupation, les Havasupai ont bel et bien laissé quelques traces de leur présence : des greniers à grains troglodytes et quelques petites bergeries que nous découvrons au hasard de nos randonnées.

À mon impression première de chaos – par endroits, les énormes blocs sont comme de gigantesques dés jetés au hasard – succède un sentiment d’harmonie. L’harmonie que les lieux m’inspirent et qu’ils inspirent au groupe, soudé par un penchant commun pour l’émerveillement.

On ne sort pas totalement indemne d’une telle aventure… 

Voyez la vidéo réalisée par Pascal Girard, chef de l'expédition :


Un fleuve…

Le Colorado est un très long fleuve qui parcourt plus de 2000 km depuis les Rocheuses (au nord) jusqu’au golfe de Californie, au Mexique.

Son débit autrefois colossal a perdu, depuis quelques années surtout, un tiers de son volume, en raison des besoins croissants de la population et de l’irrigation agricole. Il est également altéré par la présence de plusieurs barrages hydroélectriques, dont le magistral Hoover Dam, qui alimente notamment Las Vegas en électricité.

Dans le Grand Canyon National Park, le fleuve compte 70 rapides (de classe 1 à 10), alimentés par quatre affluents : Kanab Creek, Havasu Creek, Little Colorado et Paria River.

… et un canyon

Pour tracer l’histoire géologique du Grand Canyon, il faut remonter à 1,7 milliard d’années, l’âge du socle sur lequel reposent les formations rocheuses constituées d’une quarantaine de couches superposées (de calcaire, de grès, de schiste, de granit). Le considérable travail d’érosion mené par le fleuve Colorado est évalué, lui, à 17 millions d’années, même si certaines thèses scientifiques lui prêtent une origine plus ancienne. Le parc national a été créé en 1919 et intégré à la Liste du patrimoine mondial de l’UNESCO, en 1979. 

Fiche technique

De Montréal, le plus simple est de prendre un vol direct pour Las Vegas et de prévoir une voiture de location pour joindre Flagstaff, puis de passer une première nuit à l’hôtel. Pour se rendre à l’entrée du South Rim, prendre l’autoroute 64 vers le nord. Le premier campement est à Lees’s Ferry et la sortie du parc, à Diamond Creek, 360 km plus loin ; prévoir une autre nuit d’hôtel à Flagstaff, avant de reprendre un vol depuis Las Vegas.

nps.gov/grca 

Crédit : Pascal Girard
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