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Entrevue avec Maurice Herzog

En juin 1950, Maruice Herzog et son compagnon de cordée, Louis Lachenal, réussissent une double conquête. Ils accèdent au royaume interdit du Népal et ils réalisent la première ascension d'un sommet de 8000 mètres. Rencontre avec un homme de légende qui a vécu le rêve de tous les alpinistes de sa génération.

La voix est jeune, mais je sais qu'en réalité, elle avoisine les 77 ans. Je m'attendais à parler à un homme usé, marqué par la douleur et la désillusion. Je rencontre un alpiniste, un politicien et un industriel qui semble avoir trouvé la recette du bonheur. Maurice Herzog est serein. Il y a 46 ans maintenant, une conquête allait changer sa vie.

C'était le 3 juin 1950. Maurice Herzog et son compagnon, Louis Lachenal, arrivent au sommet de l'Annapurna, au royaume des dieux, réalisant ainsi la première ascension d'un 8000 mètres de toute l'histoire de l'alpinisme. Ils réussissent ce que tous pensaient impossible. « C'était un rêve à cette époque, raconte Maurice Herzog. Nous étions très jalousés par la plupart des pays qui avaient des alpinistes et nous avions la chance d'avoir une autorisation exceptionnelle du maharadjah. Nous étions donc les premiers Occidentaux à pénétrer dans le royaume interdit du Népal ». Cette aventure, il la raconte dans son livre célèbre : Annapurna, premier 8000. Cette ascension restera inégalée pendant plus de 20 ans.

Le troisième pôle

« Je m'engage sur l'honneur à obéir au chef de l'Expédition dans tout ce qu'il me commandera pour la marche de l'expédition »

Pour mesurer toute l'ampleur de cette conquête, il faut retourner en arrière. Depuis la fin du XIXe siècle, une centaine d'expéditions ont foulé l'Himalaya. Dans cette vague de «l'himalayisme», vingt-deux expéditions de toutes nationalités ont déjà tenté de vaincre la barrière du 8000 mètres. En vain. L'Himalaya, que les alpinistes surnomment «le troisième pôle», comporte les plus hautes cimes du monde : deux cents sommets de plus de 7000 mètres et quatorze sommets de plus de 8000 mètres. L'embarras du choix! Mais un problème subsiste : l'accès à ces montagnes par le Tibet est désormais impossible - ce pays ayant fermé ses frontières après la Deuxième guette mondiale - et le Népal, que l'on surnomme alors, le «Toit du monde», demeure interdit aux Occidentaux. Les Français seront les premiers, et les seuls pour plusieurs années, à obtenir l'autorisation du maharadjah du Népal. L'aventure prendra des allures véritablement «nationales» lorsqu'il s'agira de réunir les fonds nécessaires à l'expédition. L'État français versera presque la moitié de la somme, une levée de fonds est organisée dans lesmilieux alpins, le ministère de la Défense nationale offre des rations de l'armée et un préreportage exclusif sera chèrement vendu à un grand magazine français. Tous les profits générés par les droits divers entourant cette entreprise sur l'Annapurna serviront au financement des prochaiesn expéditions françaises. 

Aussitôt le feu vert obtenu, le Club Alpin Français réunit une équipe de choc formée des meilleurs montagnards du pays : Louis Lachenal, Gaston Rébuffat, Lionel Terray, Jean Couzy, Marcel Schatz. S'ajoute un cinéaste, Marcel Ichac, un médecin, Jacques OUdot, un officier de liaison, Francis de Noyelle, et un chef d'expédition, Maurice Herzog. Tous les alpinistes prêteront le serment traditionnel au chef de l'expédition : « Je m'engage sur l'honneur à obéir au chef de l'Expédition dans tout ce qu'il me commandera pour la marche de l'expédition ». Neuf sherpas et près de 250 coolies les accompagneront. L'équipe quitte la France avec six tonnes d'équipements de fine pointe - qui nous paraissent aujourd'hui bien désuets - et trois mois de vivres. On ne possède aucune documentation sur les sommets de 8000 mètres, sur la topographie ou sur les conditions climatiques et glaciaire. Aucune voie d'accès n'est connue et les cartes sommaires que les alpinistes emportent s'avéreront fausses sur le terrain. La reconnaissance durera près de deux mois avant que l'on statue que le Daulaghiri (8167m) est imprenable et qu'il faut se contenter du sommet de «consolation» qu'est l'Annapurna (8075m). 

 
 


L'ascension se fait par étape. Au total, cinq camps seront installés : le premier à 5100 mètres jusqu'au cinquième à 7300 mètres. Sur la face nord de l'Annapurna, que les membres de l'expédition découvrent presque à tâtonnements, rien n'est facile. L'accès au sommet ne peut se faire que par le détour d'un gigantesque glacier en forme de faucille. La dernière partie de cette célèbre ascension, du camp V au sommet, constituera une épreuve presque surhumaine pour Herzog et Lachenal qui seront les seuls à y parvenir. «Le sommet est une crête de glace en corniche. Les précipices de l'autre côté son insondables, terrifiants. Ils plongent verticalement sous nos pieds. Il n'en existe guère d'équivalents dans aucune autre montagne du monde».

Si les membres de l'expédition découvrent peu à peu les principes élémentaires - jusqu'alors peu connus - de l'acclimatation en très haute montagne, ils sont aussi confrontés aux effets de l'ophtalmie temporaire. «Bien sûr, ajoute Maurice Herzog, il peut y avoir d'autres dangers : les chutes, les fractures, les oedèmes pulmonaires... Mais ce qui est le plus fréquent et souvent le plus grave, insiste l'alpiniste, c'est tout de même le gle des extrémités. Il faut savoir s'en prémunir, mais c'est très difficile.» Avec l'altitude, explique Maurice Herzog, l'oxygène diminue d'une manière considérable. « Entre 7000 et 8000 mètres, vous avez seulement un tiers de l'oxygène normal, ce qui cause une prolifération des globules rouges. Le sang devient très épais et circule mal, et on s'expose àd es gels beaucoup plus graves. On a beau être adapté - et nous l'étions très bien avec toutes les reconnaissances que nous avions faites - on ne peut empêcher que le sang devienne comme du boudin.»

Pour assombrir cette grande ascension, un accident bête se produit.

Fatalement, pour assombrir cette grande ascension, un accident bête se produit. Un incident qui modèlera la suite de cette expédition. À la descente, entre le sommet et le camp V, Maurice Herzog retire ses gants pour fouiller dans son sac. Soudain : «Avant d'avoir eu le temps de me baisser, je les vois glisser, roule... Ils s'éloignent, droit dans la pente... Je reste là, interdit, je les regarde qui filent lentement sans faire mine de s'arrêter. Le mouvement de ces gants s'inscrit dans mon oeil comme quelque chose d'inéluctable, de définitif, contre lequel je ne puis rien! ».

Ivre par l'altitude et abattu par la fatigue, il oublie de prendre ses chaussettes dans son sac pour se protéger les mains. Arrivé au camp, ses doigts son durs comme du bois et ses pieds sont gonflés par le gel. La situation de son compagnon n'est guère meilleure. Avec émotion, Maurice Herzog me fait partager ses souvenirs douloureux: «... il y a des parties qui reviennent à la vie, d'autres qui retournent au gel, une sorte d'aller-retour. Y'a des moments qui sont insupportables ».

 
 
 

Le calvaire du retour

Malade, souffrant d'engelures sévères et d'ophtalmie temporaire, il est incapable de se servir de ses mains et de ses pieds. Fiévreux et perdant peu à peu le contact avec son entourage, il devra être évacué de lamontagne à partir du camp V. Cette retraite devient d'autant plus urgente pour l'expédition que la mousson commence à faire sentir ses effets sur les hauteurs du massif de l'Annapurna. Les risques d'avalanche sont permanents. Et puis, pour soigner Herzog et Lachenal, plutôt mal en point, il faut rejoindre le médecin, Jacques Oudot, resté au camp II. Mais brusquement, en chemin, une avalanche! Herzog s'en tire par miracle - une corde le retient par le cou et enlace sa jambe - au prix d'immenses douleurs : «... mes pieds, durs comme du bois, ripent constamment sur la paroi de glace. Mes mains raides ne peuvent serrer le mince filin. J’essaie, sans le lâcher, de l'enrouler autour de mes mains. Mais celles-ci se détachent et collent à la corde. La chair est à vif. Pourtant, il faut continuer, je ne vais pas abandonner à mi-chemin».

La suite de cette expédition est le récit d'un long calvaire entre la descente en civière et à dos d'homme, le passage dans les rizières, les premiers soins administrés à la sauvette et les amputations réalisées entre deux trains. À deux reprises, Maurice Herzog y laisser presque sa vie. Il y a perdu la majorité de ses doigts, mains et pieds compris, et très certainement, sa carrière d'alpiniste.

«Ce qui était le plus marquant, c'est incontestablement le fait d’être allé au sommet, d'avoir été le vainqueur du premier 8000. Il n'y aura jamais deux fois ce même événement, il n'y aura qu'un premier 8000!»

Le livre d'Herzog, il faut parfois le relire deux à trois fois pour comprendre comment survivre physiquement et psychologiquement à une telle aventure. Et pourtant, il a survécu. Bien sûr, il y a des souvenirs qui sont faits de douleur, mais également d'une conscience transformée : «Ce qui était le plus marquant, me confie-t-il, c'est incontestablement le fait d’être allé au sommet, d'avoir été le vainqueur du premier 8000. Il n'y aura jamais deux fois ce même événement, il n'y aura qu'un premier 8000! Mais en ce qui me concerne, il y a eu une grande aventure intérieure. Cette grande aventure intérieure, ce fut la descente. Le fait que j'ai pensé que je mourrais, que je renaissais, que je mourrais à nouveau, ça ne peut pas être sans conséquence sur la personnalité. J'ai eu l'impression d'une seconde naissance. Après, on se sent totalement différent de ce qu'on était avant.»

À une époque où les ascensions ne pouvaient se terminer qu'en plantant le drapeau national, Maurice Herzog et ses compagnons ont été accueillis en héros. La victoire était alpine et politique pour la France. Dans cette aventure de l'himalayiseme, une seule expédition était française : celle du Karakoram, en 1936. Pour l'homme, elle était d'abord et avant tout une victoire sur soi-même : «C'est un rêve qui a été accompli. Un idéal qui a été atteint, résume-t-il. Après, je crois qu'on a envie de méditer sur le sens de ces entreprises où on expose son existence. On passe à une nouvelle étape qui est une étape de réflexion. Pour moi, spécialement, une époque de spiritualité».

 
 

Les leçons de la montagne
Aujourd'hui, Maurice Herzog se sent toujours près de la montagne, même si le temps lui a manqué au cours des dernières années pour en profiter pleinement. Et puis, dit-il, le temps passe : «Quand j'avais 20 ans, je m'adaptais, je descendais du train et je partais immédiatement en montagne. Comme j'ai quelques années de plus, je ne peux plus me permettre ce luxe».

« La nature vous fait la leçon et il faut savoir l'écouter, et peut-être aussi, la suivre. C'ets pas seulement la montagne, c'est la mer, c'est l'espace. Tout ce qui compose l'univers. On reçoit également de très bonnes leçons non pas de la nature, mais de l'humanité. La vie est là, et vous apprend qu'il faut progresser, qu'il faut réfléchir.»

La montagne a bien changé depuis 1950, du moins la façon de la découvrir. C'est sans aucun chauvinisme qu'il me dit que les alpinistes de son époque étaient beaucoup plus chanceux : «Maintenant, on ne peut plus parler d'exploration géographique. Toutes les montagnes sont connues, achi-connues, repérées. Il n'y a plus de secret ou d'élément inconnu en matière de montagne. De mont temps, on ne savait rien! Nou savions le sentiment de vraiment explorer, nous étions là pour découvrir, pour dresser des cartes. Maintenant, on sait tout et par conséquent, le problème est de faire des expéditions au moindre coût, en sachant à l'avance ce qu'on va faire. On passe plus de temps à rechercher de l'argent qu'à réaliser une expédition!»

Dans ces grandes expéditions, il y avait également la notion de groupe, de partage d,Un défi commun, d'une solidarité humaine. Selon Maurice Herzog, les temps ont changé : « Il y a une césure totale entre le monde que je représente et l'époque actuelle. Maintenant, les expéditions sont très petites, réduites à une cordée. Pour l'instant, il y a encore un sherpa et un cuisinier, mais d'ici peu, tout cela va disparaître. Les refuges, à cet égard, représentent un élément très important».

Qu'on ne s'y méprenne pas. Les confidences de Maurice Herzog sont faites sans nostalgie, sans aucune amertume dans la voix. Uniquement comme un état de fait, une constatation. Cet homme avécu le rêve de tous les alpinistes de sa génération, il a été le héros d'une nation, il a survécu là où d'autres ne seraient pas passés, et pourtant, il demeure humble en ce qui concerne sa victoire sur l'Annapurna. Sur sa vie.

En fin d'entrevue, Maurice Herzog chuchote le secret de son bonheur : « La nature vous fait la leçon et il faut savoir l'écouter, et peut-être aussi, la suivre. C'ets pas seulement la montagne, c'est la mer, c'est l'espace. Tout ce qui compose l'univers. On reçoit également de très bonnes leçons non pas de la nature, mais de l'humanité. La vie est là, et vous apprend qu'il faut progresser, qu'il faut réfléchir».

 
 
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