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Mon aventure : Pinhoti 100, une journée à courir

Je pense à écrire ces lignes depuis les premiers kilomètres de ce qui est devenu la meilleure course à pied de ma vie en Alabama : le Pinhoti 100

Pourquoi l'Alabama? Le but de ma première saison de course en sentiers était d'être éligible à la loterie de l'Ultra-Trail du Mont-Blanc (UTMB). Pour obtenir mes sept points pour ce tirage, j'avais prévu courir Squamish (2 points), Harricana (1 point) et Mogollon (4 points). Après ma débâcle de Squamish, j'ai compris que j'aurais besoin d'un peu plus de temps et qu'il serait peut-être sage de choisir une course avec un peu moins de dénivelés que Mogollon qui possède un profil similaire à Squamish… mais sur 100 miles au lieu de 50.

La course Pinot 100 (100 miles américains = 160,9 kilomètres), qui se déroule au mois de novembre, affiche un dénivelé semblable à Harricana : une très large portion de single track et un climat appréciable. Pour les connaisseurs, la course se déroule sur un ridge similaire au Blue Ridge Parkway, en Virginie.

La veille de la course, j'apprends que mon père sera sur place pour me supporter. J'étais prêt à le faire tout seul, mais croiser un visage connu sera apprécié aux stations de ravitaillement.

Petit train va loin

Les départs d’une course ultra-trail sont certainement ce que j'ai vu de moins excitant. Une meute d'hommes et de femmes légèrement vêtus dans le bois avant le lever du soleil et un départ impromptu. Les organisateurs des courses à Squamish et Harricana avaient mieux réussi l’exercice. On réalise habituellement que c'est parti puisque tout le monde se met à courir! Un bref bonjour au gars à côté de moi (lui aussi c'est son premier 100 miles) et c'est parti!

Après moins de 200 mètres, le chemin forestier laisse sa place à un single track. C'est donc à la file indienne que se déroulent les premiers kilomètres. Ma première règle est de n'effectuer aucun dépassement pour les 20 kilomètres du début et de me laisser guider par le trafic. Je me retrouve ainsi rapidement dans un petit groupe d'environ six personnes. Le but est simple : ne pas forcer, éviter les blessures et profiter de la piste. Après cinq kilomètres, nous ne sommes plus que deux! Mon compagnon de course en est à son deuxième Pinhoti. Il a terminé l’épreuve en 23 h 30 l'an dernier, sous l’une des pires chaleurs que cette course ait connues. Ça me semble raisonnable. Je le perds un peu plus loin lorsqu'il arrête pour enlever une couche et je tombe sur Skip et son ami, qui en sont respectivement à leur sixième et troisième Pinhoti. J'enlève ma lampe frontale. Le rythme est relax, presque trop, mais je suis mon plan de course et je reste derrière ces deux garçons bavards et leur accent du sud des États-Unis.

Crédit: Philippe GauvinJe me rends compte que j’ai un plaisir fou dans ce sentier étroit qui sillonne une magnifique forêt de pins, où il y a peu de roches et de racines, un profil vallonné, quelques ruisseaux à traverser, tout ça dans un décor automnal multicolore. Comme l'a dit le directeur de course hier avant le départ : « Appréciez les bons moments autant que vous le pouvez, parce lorsque ça commence à être difficile, c’est vraiment dur! » Skip me parle du gras en avant de nous qui en est aussi à son sixième Pinhoti, mais qui a au moins 30 ans de plus que les 25 de Skip.

Le premier ravitaillement est presque gênant : nous n'avons fait que 10 kilomètres et déjà, nous sommes accueillis comme des superhéros. Je repars rapidement, n'ayant besoin de rien. Je ne reverrai Skip et son ami que le lendemain midi à l'arrivée. Skip a terminé la course en 27 heures.

La course avance bien et je commence à rattraper des coureurs avec mon pas de course qui ressemble plus à mon rythme habituel. J’évite toutefois de courir dans les montées pour l'instant. Rapidement, je pense à rejoindre un gars expérimenté qui gambade un demi-mile devant moi. J'ai l'impression de jouer à cache-cache pendant 25 kilomètres, à voir son gilet rouge disparaitre derrière chaque virage, toujours insaisissable. Je le rattraperai finalement aux alentours du 35e kilomètre pour être à mon tour rejoint par un coureur satisfait de rester derrière moi. Nous rattraperons ainsi trois autres coureurs et je décide alors de ne plus courir à un rythme imposé par d'autres. Je laisse mon poursuivant passer et je les garde dans ma mire.

« Lorsque ça commence à être difficile, c’est vraiment dur! »

Il était assez clair pour moi, en m'inscrivant à une épreuve du genre, que je passerais par au moins un ou deux moments difficiles. Ce que je n'avais pas prévu, c’est que le premier moment ardu débuterait après seulement 40 km. Tout d’un coup, je me sens un étourdi et endormi. C'est particulièrement flagrant lorsque je me mets à marcher dans les sections plus pentues. Mon dynamisme habituel est parti. Ma joie de courir s'est envolée. J'ai envie de dégueuler et je marche tout croche. Si je me sens comme ça après 40 km, la journée va être longue! Pourtant, musculairement et physiquement, tout baigne.

Quand on parle de course ultra, la première chose qu'on entend habituellement, c'est que ça se passe dans la tête. Ce dont on ne parle pas, c'est ce qui se passe dans ta tête exactement! Au moment où je commence à me sentir tout croche, j'essaie de penser à pourquoi je suis ici. Pour le plaisir de courir? Oublie ça! En ce moment, je n'ai aucun fun, aucune envie de courir. Mon corps tout entier ne pense qu'à une chose : s'asseoir! Je crois que je pourrais m'endormir en marchant. Habituellement, ma deuxième raison de courir, c'est pour la compétition en tant que telle. J'ai fait assez de courses dans ma vie pour savoir qu'à chaque fois, sans exception, je passe par un moment où je sacrerais tout par la fenêtre, mais je continue quand même pour franchir cette ligne avant les autres. Mais sur ce parcours, je ne suis pas là pour un podium, pas même un top 10. Ici, je cours pour quatre points afin d'entrer dans les rangs de l’élite et faire le UTMB. Et c'est là le problème : si je n'ai aucun plaisir à courir ces 100 miles, à quoi diable me serviront ces quatre points si je n'ai du coup plus aucun désir de participer à l'UTMB? Je ne suis peut-être pas fait pour ce genre de course, ou juste un peu trop lâche pour ça... Mes amis ont beau trouver ça incroyable venant d’un gars qui court autant, mais je sais que je suis un procrastinateur de première classe! Je n'ai sûrement pas besoin de vous expliquer le genre de trappe mentale que ce type de raisonnement implique, alors que je n'ai parcouru encore que le quart du parcours…

Je rattrape néanmoins quelques coureurs sans me féliciter et je me fais dépasser par une fille dont l'aisance de gazelle m'envoie un peu plus au tapis... Encore quelques kilomètres et nous arrivons à Morgan Lake, le premier endroit où nous avons accès à nos sacs personnels. Mon père y est et sa bonne humeur me fait du bien. Je m'assois sur une chaise et engloutis un pudding au chocolat. Je remplis ma poche d'eau et de Gatorade et me voilà reparti. J'essaie de rester positif et de sourire pour l’appareil-photo, mais quelques minutes plus tard, seul dans le bois, je sais trop bien que rien n'a changé : je me sens encore au tapis.
Ne jamais abandonner en montée

Crédit: Philippe GauvinJe commence à analyser le truc un peu. Mes étourdissements et mon chancellement me suggèrent un super remède : du Coke! La bonne vieille potion magique des courses. Une bonne dose de caféine et de sucre me semble la seule solution. Malheureusement, le prochain ravitaillement n'en aura pas sous la main, et c'est ensuite que débute la longue montée vers Bald Rock, le point culminant de la course. Pour bien tourner le fer dans la plaie, je suis rattrapé par un type habillé en fluo qui semble flotter sur la piste et un jeune hipster asiatique avec un style de « gars qui ne s’entraine même pas »! Ils rejoignent mes compagnons précédents pour former un groupe de cinq coureurs que je vois zigzaguer un demi-mile devant moi. C'est une mince consolation : sur les 20 derniers kilomètres de galère, je n'ai pas perdu plus de terrain que ça sur ce groupe.

Presque au sommet de Bald Rock, j'entends une cloche à vache sonner comme dans les cols alpins du Tour de France. Ce n'est qu'en arrivant tout près de lui que je réalise que mon père est là pour m’encourager alors que je ne m'attendais pas à le revoir avant le 90e kilomètre, comme prévu. Le sommet est bondé de monde : Bald Rock est un haut lieu de la promenade du dimanche avec sa crête calcaire et sa vue imprenable sur les environs. J'y jette un coup d’œil pour faire plaisir à mon père débordant d'enthousiasme, mais je n'ai qu'une idée en tête : avaler du Coca-Cola assis sur une chaise!

Je bois quatre verres de Coke et mange un gobelet de soupe ramen. Il fait beau, tout le monde sourit et mon père me dit : « Endors-toi pas sur la chaise! » Encore un peu hébété, je commence à descendre la route asphaltée bordée par les voitures des touristes et les familles des coureurs. J'applique ma nouvelle règle : « Si quelque chose t'agace, arrange-le dès que possible! », je me permets donc un rapide arrêt aux toilettes! En ressortant, les flèches pointent vers une descente de roches et je me souviens de la réunion précourse : cette descente ne se court pas, trop abrupte et dure sur les quads.

Après une section très escarpée, la piste se redresse un peu et je recommence à courir. Je me sens mieux, le Coke semble faire effet. Je laisse aller mes jambes et je descends à un bon rythme. Je rattrape un des coureurs qui montaient devant moi. Et un deuxième. Puis un troisième. La trail reprend un chemin goudronné puis un chemin forestier, toujours en légère descente, et j'ai manifestement repris vie. Je ressens du plaisir; il fait beau et je me sens fort. J'arrive à Silent Trail, huit kilomètres plus bas que Bald Rock et j'entends encore la cloche. Je souris à mon père et aux bénévoles et je leur dis que tout va bien.

Crédit: Philippe GauvinLe moment décisif

On repart en single track pour le pivot de ma course. La trail est magnifique, une pinède surplombant une rivière et ses roches plates sous un chaud soleil d’automne, des jeunes qui crient en se jetant à l’eau et je me dis que c'est véritablement le plus beau sport au monde. C'est à mon tour de ne faire qu'une bouchée de M. Fluo. Ça continue comme ça jusqu'à Adams Gap (90 km) où m'attend mon deuxième sac personnel avec mon père et tout mon matériel étalé dans le hayon ouvert de la voiture. Du gros service VIP! Je prends ma lampe frontale puisqu'il fera bientôt noir. Je change de camisole pour commencer la nuit au sec. Encore un peu de Coke. Un moment de répit sur une chaise. Des dizaines de partisans sont en attente et je comprends que je suis à tout le moins dans le top 20. Je constate que le hipster asiatique est aussi arrêté. Il repartira avant moi, mais ça me confirme que mon rythme est bon.

À partir d'ici débutent de longues sections de chemins forestiers tandis que le soleil se couche et l'obscurité s'installe. Malgré leur monotonie, les routes en gravier permettent de se reposer l'esprit : pas besoin de scanner les trois mètres devant soi, on peut se redresser et regarder au loin. Mon père me fera une dernière surprise à Chandler Springs alors que sa cloche à vache m'indique que j'ai couru 105 km. Le point de ravitaillement est décoré de lumières qui font penser à un village de Noël, la bonne humeur y règne.
La vraie course commence

Au prochain point d’arrêt, je m'inquiète pour la première fois de la distance qui me sépare du coureur qui me précède. J'apprends que c'est une femme qui est à environ 12 minutes. Une lumière frontale aperçue dans le bois un peu plus tôt m'indique que quelqu'un me talonne d'à peu près cinq minutes au maximum. Ma course débute ici.

Nous retournons en single track dans une superbe nuit étoilée et je me félicite d'être sorti tous les mercredis soirs pour m’entrainer à courir 25 à 30 kilomètres sur le mont Royal. C'est payant ici! Les zigzags de la longue montée de Pinnacle dont le directeur de course nous a parlé débutent. Pour la première fois, j'ai un contact visuel constant avec la personne devant moi… et la personne derrière.

Après avoir marché la moitié de la montée assez vigoureusement pour rattraper la fille devant moi, je ressens un tressaillement au quadriceps. En quelques secondes, les lumières devant et derrière moi n'ont plus aucune importance. Je me vois très mal refaire 40 km avec des crampes comme à Squamish. Je ralentis ma marche et j'arrête pour me masser un instant.

L’équipe du ravitaillement au sommet de Pinnacle possède une radio qui crache du vieux hip-hop, un stand à hotdog, des quesadillas et de la bière. Quoique je ne profiterai que du premier de ces attraits, ils m'affirment que la fille devant moi n'a plus que cinq minutes d'avance. Je repars un peu anxieux de mes crampes, mais avec le sourire est assez content de ma situation.

Je rattrape rapidement les deux lampes frontales devant moi. Je suppose qu'elles sont un duo pacer et coureur. Les 18 prochains kilomètres, ayant un point de ravitaillement, seront certainement les plus difficiles de la nuit. Non pas à cause du dénivelé qui s'aplanit, mais en raison de la technicité de la trail sinueuse et jonchée de roches. J’y rattrape un coureur qui joue de prudence dans les sections de roches. Les embouts de mes souliers Salomon me sauveront les orteils. Je refais le plein au point d’arrêt, et le dernier coureur m'y rejoint sans s’y arrêter toutefois. Je me lance à sa poursuite.

Sur une courte section avant de reprendre la single track, je m'arrête pour mettre un gilet à manches longues. Je me bats avec les manches, enlève ma veste, l'enfile à l'envers une première fois, remets ma veste, bref je perds du temps et deux gars me rattrapent à leur tour. Je rejoindrai ces trois coureurs avant de bifurquer dans une autre section de piste technique, mais il est clair que mes arrêts doivent être un peu plus stratégiques à partir d'ici. Je me doute aussi qu'il y a quelqu'un pas très loin derrière qui me talonne depuis plus de 20 km.

Crédit: Philippe GauvinJe traverse bien la section technique, mais la fatigue commence à se faire sentir. La lumière des étoiles ne nous est d'aucune utilité dans cette dernière section avant Bulls Gap. Ça commence à demander beaucoup de concentration afin de continuer à courir dans ses sections techniques. J'arrive avec soulagement à Bulls Gap où l'on me tire une chaise et m'amène mon sac personnel dont je n'ai pas besoin. J'évalue ma condition en enfilant quelques verres de Coke et décide que la fatigue des derniers kilomètres est surtout mentale. Mon mystérieux poursuivant fait enfin surface à Bulls Gap. Un peu stressé, je me relève rapidement de ma chaise au moment où il se penche pour reprendre son souffle. Je sais ce qu'il me reste à faire : si je ne veux pas perdre ma position, c'est le moment de courir un bon coup.

Les quatre miles suivants sont sur un sentier de gravier sinueux que je parcours à une vitesse et avec une aisance qui font plaisir. Je me retourne quelques fois sans voir de lumière au loin. Je rattrape deux marcheurs devant moi : la fille qui m'échappait depuis 35 km et son pacer. J'arrive au prochain point d’arrêt avec fougue. J'y apprends que j'ai plus de 25 minutes de retard sur le dernier coureur. Avec 15 km à faire, à moins qu'il soit à la marche, mes chances de reprendre une position sont faibles. Je continue tout de même à pousser jusqu'au prochain et ultime ravitaillement.

Et la cloche m'indique encore une fois la présence du paternel! Je ne l'attendais pas trop, étant en avance sur mon pronostic, mais il a bien fait ses calculs. Il reste huit kilomètres à parcourir : trois sur des pistes techniques en faux-plat descendant et les cinq plus longs kilomètres de route de ma vie. Lorsque j'arrive sur la route, je ne discerne personne sur les deux kilomètres devant moi. Je m'élance, mais l'effort des dernières sections se fait sentir. Pour ne pas être repéré trop facilement par mon poursuivant, j'éteins ma lampe frontale devenue de toute façon inutile avec la lumière des quelques lampadaires de cette route de campagne. Je me retournerai plusieurs fois et marcherai un peu jusqu'à ce que je voie enfin au loin les lumières du stade où se trouve la ligne d'arrivée. C'est certainement l'une des arrivées les plus ordinaires de ma carrière, mais je n'en prends pas note tout de suite. Pour l'instant, je suis simplement content et fier d'avoir terminé 16e (15e homme) en 21 h 43 min. Mon poursuivant se pointera deux minutes plus tard et je me félicite encore de ne pas avoir flanché dans les 15 derniers kilomètres. Selon le chrono, la personne devant moi n'avait plus que neuf minutes d'avance.

Sweet home Alabama

À la fin d’une telle course, il n’y a pas de gros party à la ligne d'arrivée. Hop, dans l'auto et direction douche et dodo, avec un arrêt obligatoire pour acheter une bière à quatre heures du matin à la station-service! Mon père me propose d'y aller pour moi en oubliant que nous sommes en Alabama : ici, ils ne vendent pas d'alcool le dimanche! Je me relèverai après cinq heures de sommeil pour retourner à la ligne d’arrivée, accueillir les derniers coureurs, jaser avec des gens rencontrés le matin et assister à la remise des médailles.

Mon verdict : j’ai joué un peu trop sécuritaire, mais l’échec n’était pas une option. Je suis étonné de la facilité à laquelle tout c’est déroulé. Je suis encore plus surpris d’avoir eu autant de plaisir à courir en sentier, même après 20 h. La course fut superbe : une belle combinaison de single track et de terrains. J’ai obtenu mes sept points pour le UTMB et ma saison est donc un succès. C'est une boucle de ceinture qui ne restera pas dans le tiroir!

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