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Expédition : Six gars au Nunavik

Trois semaines sans douche, ni hockey...

J’avance lentement à plat ventre dans le lichen vers des bœufs musqués placés en position défensive sur la crête d’une colline. La piste de l’Inuk de Tasiujaq était donc bonne. Je sors la tête; j’ai trois secondes pour ajuster mon viseur et prendre une photo avant que les bêtes ne s’enfuient au galop.

En regardant disparaître les bovidés derrière la montagne du village de 250 âmes où nous avons abouti après trois semaines en canot, j’ai l’impression d’être plongé mille ans en arrière, à l’ère des mammouths et des chasseurs-cueilleurs. Cette rencontre avec le troupeau de bêtes mythiques couronne ma découverte du Grand Nord. Demain, nous revenons à Montréal après le voyage le plus dépaysant de ma vie : 320 kilomètres sur la Rivière aux feuilles, dans le bassin de l’Ungava.

Nous sommes six gars, très différents, mais unis par la même soif d’aventure, à avoir pris le départ : Benoit Laporte (52 ans) est l’instigateur du projet et responsable du marketing web chez Via Rail; Jean-Pierre Simard (49 ans), policier; Étienne Denis (44 ans), fondateur de 90 degrés, une entreprise de consultation web;Gérald Tremblay (57 ans), avocat; Pierre-Marc Ducasse (25 ans), étudiant en histoire à l’UQAM et enseignant au secondaire, et moi (48 ans), journaliste. Au total, nous sommes 10 fois papa, trois fois divorcés, quatre fois bacheliers. Nos bras ont accumulé plus de 10 000 kilomètres d’eau vive sur les rivières québécoises. Mais moi, je mets les pieds au nord de la baie James pour la première fois de ma vie.

Lors de nos réunions préparatoires, tout avait l’air compliqué. Comment transporter notre équipement? Train? Camion? Avion? On passe par Shefferville ou Caniapiscau? On s’associe à une cause? On se cherche des commandites? Juillet ou août? Les réponses sont venues, une à une. La cause sera celle des familles d’autistes, trop souvent laissées à elles-mêmes. Les commanditaires viendront, généreux. Puis le jour J s’est montré. Je nous revois consacrer une journée entière à la préparation de la bouffe dans un sous-sol de Repentigny. Nos blondes nous avaient aidés à ensacher 64 repas, des collations, le café, les noix, les surplus protéinés, les vitamines. Le matin du départ, nous nous entassons dans une camionnette pour 25 heures de route. Puis le voyage a enfin débuté, quand les hydravions nous ont déposés en douceur sur les rives du lac Minto. Le pilote du Otter a dit, en larguant nos bagages : « Là, vous êtes loin en sacrament! »

 

Les Autochtones appellent les rivières « les chemins qui marchent ». Le cours d’eau que nous avons fréquenté pourrait plutôt être surnommé « le chemin qui court », car certains jours nous avons parcouru sans effort plus de 30 kilomètres. Nous voyions défiler les rivages à la vitesse d’un coureur de fond.

Aussi bien le dire : même à ses premiers kilomètres, la Rivière aux feuilles est large et puissante comme un fleuve. Les eaux vives sont ici assaisonnées de murs d’eau qui nous font tanguer de haut en bas. Dans les R-1, on surveille les risques de
« sousmarinage », un néologisme qui signifie que l’embarcation, remplie d’eau, s’enfonce sous la surface de l’eau. Et comme les canots ne sont pas des sous-marins, les pagayeurs finissent le rapide à la nage. Que seront les rapides cotés R-2 ou R-3 qui figurent sur nos relevés dans quelques kilomètres? L’inquiétude nous gagne.

Un premier frisson nous attend à la fin de l’après-midi du quatrième jour, quand une grosse vague remplit le canot de Gérald et Pierre-Marc. Il ne fallait pas nager ici, car le rapide fait… 20 kilomètres. Heureusement, tout se passe bien et les gars parviennent à atteindre la rive sans encombre. Mais ils en ont pour plusieurs minutes à écoper.

Le vent est contre nous durant 11 jours de suite et avec le froid mordant, nous sommes parfois vêtus comme en hiver. Imaginez la scène : six gars qui suent du matin au soir, sans jamais se jeter à l’eau (à 4 degrés Celsius!). Les lavages se font au Purell ou aux serviettes jetables. Superficiel, mais ça enlève le plus gros.

Et ne me dites pas que le savon attire les mouches. Ici, tout attire les mouches! Même au point de congélation, sous un grand vent, elles vous harcèlent jusque dans des endroits intimes… « Vous respirez les mouches, vous éternuez les mouches. Noirs comme un vent de sable, des essaims vous assaillent et, telle la poudrerie, vous fouettent et vous lacèrent. Tuméfiés et sanglants, brûlant de leurs morsures, rageant de désespoir, vous reprenez le collier », écrit le botaniste Jacques Rousseau dans son poème Toundra (1952). Cet homme qui a adoré l’écosystème nordique consacre deux paragraphes aux insectes piqueurs : « Voyez-les, par milliers, les maringouins striés, couvrant comme un velours le vêtement plein de suint. Voyez-les naviguer, perçant l'air de leur trompe, pattes relevées comme pour porter une voile, se poser, vingt ensemble, sur la peau toujours moite. » On comprend ce désespoir quand on passe quelques jours au nord du 55e parallèle à la merci de ces suceurs de sang qui font de ce paradis un enfer sur terre. Au point où l’on se demande à quoi sert l’été, là-bas. « L'hiver passera et les lève-culs des étangs reprendront le cycle ancestral des maringouins piqueurs et des mammifères piqués », écrit Rousseau.

« L’ours! » Le cri est lancé au milieu du déjeuner par Benoît qui accourt devant nous. Non pas « un ours », mais bien « L’ours! » Celui que nous avons vu la veille, à quelques centaines de mètres du lieu où nous avons monté notre campement. Il est là à rôder près de nos tentes. Nous sommes sur son territoire. Il surveille qui sont ces intrus sur ses berges. Ça sent le poisson, le riz teriyaki, la barre tendre. Heureusement, il s’éloigne sans histoire de notre groupe surexcité… et armé d’un fusil, d’une fanfare de « bear bangs » et de pistolets traceurs. 

Crédit: Mathieu Robert SauvéLe Nunavik est de nature discrète. Mais les eaux se révèlent, elles, très généreuses. Truites rouges, truites grises, truites mouchetées et même quelques tacons (saumons d’eau douce) se ruent sur nos hameçons comme si nous étions les premiers pêcheurs de l’histoire à passer par là. Cet été, je ne suis pas revenu bredouille d’une seule pêche. Jamais je n’avais honoré de si belle façon un permis provincial.

Nous mangeons de la truite à volonté. C’est notre bonheur protéiné. Heureusement qu’elle est au rendez-vous, car le menu a été fait par des hommes et… pour des hommes. Variété : zéro! Que des nouilles, riz, nouilles, riz, nouilles, riz. Mais le plus difficile est sans doute les crèmes collées, les sauces caramélisées et les pâtes trop cuites de type « polyfilla ». C’est un défi de taille que de cuisiner, accroupi devant un feu de bois pendant que des insectes vous grignotent en fouettant une crème d’asperge réhydratée. Mais les gars ne se plaignent jamais, mangent de bon cœur en ajoutant un petit commentaire positif au chef : « Très bonne, ta crème caramel au champignon… » Pierre-Marc se laisse aller à interpréter des chansons de Luis Mariano et Joe Dassin : La belle de Cadix, Rossignol, Le petit pain au chocolat, Et si tu n’existais pas… Gérald est heureux; ça lui rappelle sa jeunesse.

Pagayer pendant trois semaines permet une certaine introspection. Pour moi, c’est presque méditatif. L’aviron est un prolongement de nos bras et l’esprit dérive. À 400 coups d’aviron par kilomètre, cela signifie que nous avons poussé des centaines de milliers de fois dans l’eau. Bien sûr, nous scrutons l’horizon et les berges à la recherche d’un signe de vie, d’un nouveau relief, d’une roche qui bouge. Nous voyons bien quelques canards, des mouettes, la tête d’un phoque, mais aucune harde de caribous. Ils sont passés avant nous et repasseront après, mais le plus grand troupeau de cervidés au monde (un million de têtes, au total, avec le troupeau de la rivière George) brillera par son absence durant notre voyage. Et les roches sont immobiles et silencieuses.

En pagayant, nous pénétrons dans nos pensées. Il y a nos vieux démons qui refont surface, nos petites angoisses et des cauchemars plus récents qui reviennent nous habiter. On passe le film dans sa tête en se demandant ce qu’on aurait pu faire pour que notre vie soit différente. Il y a aussi des souvenirs doux. Nos blondes, nos enfants. Benoit a eu l’idée de cette expédition afin de financer un organisme qui permet à beaucoup d’enfants autistes, et à leurs familles, de sortir de l’isolement. En 2005, les Répits de Gaby ont aidé 33 familles à profiter d’au moins un week-end de pause dans le soin de leur enfant handicapé. En 2009, on en comptait plus de 85. Si cette expédition pouvait permettre à une seule famille de découvrir ce service, notre objectif serait atteint. 

Crédit: Mathieu Robert SauvéÀ une cinquantaine de kilomètres de la fin de notre parcours, la rivière commence à s’unir à la mer. C’est déjà la fin de l’eau douce. À marée basse, le rapide « Goodbye » est majestueux et imposant; il correspond à ce que les canoteurs appellent un R4 à volume, avec des trous et des rouleaux gigantesques placés en chicane. Mais à marée haute, l’eau blanche devient pratiquement… un lac. Nous entrons dans l’estuaire où le courant se heurte à la marée montante. Nous devons synchroniser notre départ avec l’humeur de la mer, histoire de franchir l’obstacle pendant qu’il est inoffensif. Surtout que cette marée mesure 16 mètres! Disons que les triplex du Plateau Mont-Royal, s’ils avaient été construits à marée basse, auraient été complètement immergés. Le plus impressionnant, c’est encore Reversible Falls, à 30 kilomètres de notre objectif. Un rapide qui, comme le nom l’indique, change de côté selon la plus grande force – eau douce ou eau salée.

Quand un groupe de six personnes arrive dans une ville isolée du Nouveau-Québec (faisant aussitôt grimper le taux de population de plus de 2 %), il devient vite l’attraction du coin. Aussitôt installé, j’ai autour de moi neuf enfants inuits qui m’interrogent dans un anglais approximatif. Ils veulent savoir si j’ai du poil sous les bras, si j’ai un pénis, même si je suis un Blanc, et plusieurs touchent ma barbe, fascinés (les autochtones sont généralement imberbes). J’apprends mon premier mot en inuktitut, leur langue maternelle : « Atchoum-Nez ». Ça veut dire « Au revoir! »

Les enfants sont souriants et enjoués. Mais à les voir errer du matin au soir parmi les chiens en liberté, on comprend ce que signifie pour eux l’arrivée de barbus dans des embarcations bizarres qu’ils ne peuvent nommer (il n’y a que des kayaks ici). Le choc culturel n’est pas que du côté des indigènes. Nous avons l’impression d’arriver dans un univers parallèle. Il est vrai que Tasiujaq est un village coupé du reste du monde. On n’y pénètre que par les airs, en bateau par la baie d’Ungava ou, une fois par an ou deux, en canot par la Rivière aux feuilles. Comme les 14 autres villages inuit du Nunavik, Tasiujaq est une agglomération artificielle, créée pour sédentariser les autochtones dans les années 1960. C’est le gouvernement canadien qui a eu l’idée de regrouper des familles d’Inuits afin d’assurer sa souveraineté territoriale. Ici, les gens de plus de 50 ans sont nés dans des iglous ou dans la brousse. « Plus personne ne vit dans des tentes; nous habitons tous des maisons », me dit la jeune femme au volant de la camionnette qui nous ramène en ville. Les rues sont pavées et on trouve ici un aréna, un magasin général (la Coop) et… un hôtel, généralement désert, à 300 $ la nuit. 

Crédit: Mathieu Robert SauvéNous avons la chance d’habiter une maison typique que nous a prêtée Marie-Ève Roy, enseignante à la Commission scolaire Kativik, partie à Québec pour ses vacances. Difficile d’exprimer notre gratitude à son endroit, d’autant plus que c’est elle qui nous a contactés pour nous offrir le gîte. Aujourd’hui, nous avons profité de son appartement pour mettre de l’ordre dans notre équipement. Marie-Ève en entreposera une partie pour le conduire au navire qui rapatriera le tout l’automne prochain. Sa maison est une habitation rectangulaire très confortable d’environ 8 mètres par 14. Elle est déposée sur pilotis directement sur le sol, gelé en permanence. Comme il n’y a aucun aqueduc, l’eau que nous consommons est livrée par camion, et les eaux usées sont transportées par le même moyen. Le système de chauffage est électrique, et l’électricité est assurée par une station thermique située tout près d’ici. Nous avons des voisins à l’étage. Il y a peu de fenêtres, par souci d’économie d’énergie. On enregistre souvent des températures de -50 degrés durant les longues nuits d’hiver.

Si je devais résumer ce voyage en un mot, je dirais : liberté. Celle de partir si loin et si longtemps. La liberté enivrante de mettre le pied dans une région qu’on ne connaît pas. La liberté de courir nu sur la plage, avant de se lancer dans l’eau glacée et de sentir son corps se détendre au soleil. C’est un pays de liberté, aussi, parce qu’ici tout est gigantesque. En 20 jours, pas un seul humain n’a croisé notre route. Trois ou quatre cabanes inhabitées, tout au plus. Nous avons fait des randonnées mémorables où nous avons vu des canyons profonds, des vallées de rocs et de sable, où la neige ne fond presque jamais. Nous étions les premiers humains à fouler ces reliefs depuis des années, des siècles peut-être. Ces espaces sont vertigineux. Pas une trace humaine, sauf l’avant-dernier jour, alors que nous pénétrons dans les terres réservées aux Inuits. J’ai le souvenir de plusieurs regards circulaires jetés autour de moi. Aussi loin que je pouvais voir, il n’y avait aucune trace humaine; pas une route, pas une maison. Pas même le passage d’un avion au loin. Ici, l’humanité n’existe pas. Ce pays est hostile pour nous, mais pas pour les animaux qui s’y sont adaptés. 

Comme tous les Québécois, j’ai un morceau de toundra dans l’inconscient collectif. Le Nunavik (qui signifie « la terre que nous habitons » en inuktitut), c’est loin, mais c’est aussi dans nos veines. J’ai toujours cru qu’il était essentiel de m’y rendre au moins une fois dans ma vie. Quand on m’a invité à participer à l’expédition, 18 mois avant le départ, j’ai saisi l’occasion.

J’y repense alors que je marche d’une colline à l’autre vers une immense crête enneigée aperçue la veille, au bord de la baie d’Ungava. J’ai dans mon sac assez d’eau et de bouffe pour tenir une journée, mon pétard à ours et une féroce envie de profiter de cette nature que je ne reverrai pas de sitôt. Surprise après trois heures de marche : le sommet blanc qui était ma cible s’avère un immense gisement de quartz qui domine l’horizon. Un inukshuk y trône, lançant vers le désert d’eau et de roc un appel au silence. L’homme, dans la toundra, ne fait que passer…

Encore plus
pagayerpourlautisme.ca

 

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Mathieu-Robert Sauvé a remporté la 3e
place des Prix du journalisme en loisirpour son article « Danger public! » publié en mai 2008. Il a décidé de verser le cachet de ce texte aux Répits de Gaby (repitsdegaby.com).

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