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  • Crédit: Tourisme Îles-de-la-Madeleine

Îles de la Madeleine : Le spectre de la baleine

Septembre 1970. Je venais de célébrer mon troisième anniversaire de naissance sur l’île de Havre-aux-Maisons, dans l’archipel des Îles de la Madeleine. À quelques kilomètres de notre maison, une « baleine noire » allait s’échouer en créant une sombre vague qui fait, encore aujourd’hui, tanguer la vie des insulaires.

En ce début des années 1970, la barge Irving Whale (notre « baleine noire »), chargée de pétrole lourd et appartenant à la compagnie du même nom, coule à 60 km au large de l’île du Prince-Édouard. Le ventre du géant métallique fuit et les courants poussent quelque 400 km2 de cette marée noire à 100 km vers l’est, sur les côtes des Îles de la Madeleine. Deux cents tonnes de mazout plus tard, des dizaines de kilomètres de sable blond se transforment en arène goudronnée.

C’est la Garde côtière canadienne qui organisera le nettoyage des plages : 200 000 sacs sont distribués à une armée de travailleurs qui récupèreront une bonne quantité de cette masse visqueuse mélangée au sable. Mais l’hiver approche et on décide d’enfouir l’encombrant dégât. Les opérations se déroulent à la hâte et personne ne note le nombre de sacs enfouis, ni leur emplacement exact. Aujourd’hui, un tel geste serait inconcevable. Mais c’était une époque où les hommes conduisaient une bière entre les jambes, les femmes enceintes fumaient et les pêcheurs jetaient leurs poubelles à la mer avant d’arriver au port.

L’été suivant, comme les précédents, ma mère m’amena souvent gambader sur les plages de la Dune-du-Nord où les sacs avaient été enfouis. Notre chalet situé à proximité, nous jouions constamment avec ces nouveaux galets noirâtres, sans savoir qu’il s’agissait de pétrole solidifié. Nous nous faisions souvent enguirlander à cause de la saleté incrustée sous nos pieds, mais le quotidien avait repris ses droits dans l’archipel.

Au cours des années suivantes, les Madelinots trouvèrent régulièrement des oiseaux marins mazoutés qu’ils ramènent au vétérinaire Pierre Olivier, qui exerçait alors sa profession sur l’archipel. Curieux de savoir d’où provenait ce mazout, il consulta les organismes environnementaux du milieu. « Comme ils ne donnaient pas suite à nos requêtes, nous avons fondé le Regroupement madelinot pour la protection du golfe (RMPG) et avons suspecté la carcasse du Irving Whale malgré le discours rassurant que tenaient les autorités. »

En 1975, le vent puissant du large (qui caractérise si bien les Îles de la Madeleine) déterrera des centaines de sacs de mazouts. Pour faire taire la gronde publique, des étudiants furent engagés pour en ramasser quelques milliers et les brûler. Durant les années qui suivirent, le RMPG et d’autres organismes environnementaux continueront d’exercer des pressions sur les instances publiques pour déterrer ce dossier sensible. Ce n’est que 15 ans plus tard (en 1990) qu’une commission canadienne suggérera d’analyser l’épave toujours au fond de l’eau. Personne ne se doutait alors que le mazout n’était que la pointe de l’iceberg de ce désastre écologique.

De drame… à catastrophe!

En 1992, la compagnie Irving dresse la liste des matières présente à bord de l’épave reposant au fond de l’eau depuis maintenant 22 ans. Sur la liste, une bombe apparaît : du Monsanto MGS295S. Ne sachant pas que cette appellation réfère à des biphényles polychlorés (BPC), les fonctionnaires qui analysent le dossier n’y prêtent que peu d’attention. Trois ans plus tard, peu avant le renflouement de la barge, la compagnie Irving précise clairement que ce produit contient du Aroclor 1242, qui fait bien partie de la famille des BPC). Depuis 1977, ces produits sont interdits au pays et le rejet de BPC dans le milieu est devenu illégal en 1985. Ce produit chimique classé comme « cancérigène probable pour les humains » transforme l’entorse écologique en fracture ouverte.

« Une fuite de pétrole présente une nuisance environnementale, mais les BPC, c’est de 10 à 100 fois pire! », déclare alors Émilien Pelletier, professeur et chercheur à l’Institut national de recherche scientifique (INRS) en océanographie chimique à l’Université du Québec à Rimouski. « Il ne s’agit pas de quantité négligeable. Le Irving Whale contenait à lui seul plus de BPC que toutes les eaux du golfe réunies », avertissait du même souffle le spécialiste. Sous la pression de groupes environnementalistes, on repousse alors le renflouage d’un an.

En juillet 1996, la barge est enfin sortie des eaux et l’on procède au décompte : des 7520 kg de BPC contenus dans le navire, 1593 kg ont été récupérés avec la barge et 373 kg se trouvaient dans les sacs retrouvés aux Îles de la Madeleine. La balance (soit 5554 kg) est portée disparue : « Tout porte à croire que les BPC manquants contaminent encore le sol des Îles de la Madeleine et les Madelinots eux-mêmes », déclarait récemment Roberto Chevarie, un Madelinot habitant à Pointe-aux-Loups, tout près de certains sites d’enfouissement. « Et ça continuera jusqu’à ce qu’on nous en débarrasse définitivement! », poursuit-il.

Crédit: Tourisme Îles-de-la-MadeleineEn 1993, mon père et ma mère sont tous deux diagnostiqués d’un cancer : l’un à la prostate, l’autre au côlon ascendant. Les balades à la plage se sont arrêtées. Mon père s’en est remis. Pas ma mère. Existe-t-il un rapport entre ces substances « probablement cancérigènes » et son décès? Rien ne peut le prouver. Mais notre famille ne sera pas la seule à être frappée par le cancer. Certains Madelinots trouvent alors qu’un nombre inquiétant de leurs proches se battent contre ce fléau. Trop inquiétant. Pour ne pas céder à la panique, on s’invente des explications : « C’est parce que tout le monde se connaît ici », disent les uns. « C’est simplement parce qu’on en entend plus parler », appuient les autres.

Cherchant à expliquer pourquoi le coût des traitements contre le cancer grugeait une part aussi importante de son budget, le directeur de l’hôpital régional de l’époque (Germain Chevarie) commanda une étude à ce sujet. Les surprenants résultats arriveront en 2005 : les décès causés par le cancer sont 25 % plus élevés aux Îles de la Madeleine que partout ailleurs dans la province. De plus, un nombre anormalement élevé de cancers du poumon et de l’estomac sont détectés dans l’archipel. Dans ce milieu rural plutôt calme qui devrait atténuer les risques de cancer, cette donnée étonne. On ne parle plus d’imperceptibles différences, mais d’une personne sur trois qui est touchée et une sur quatre qui en mourra. « On a suspecté la nourriture trop salée et la cigarette, mais déterminer avec plus de précision les éléments pouvant expliquer ces chiffres demanderait des ressources que nous ne possédions pas à ce moment », explique Germain Chevarie, aujourd’hui député libéral.

Et il y a bien peu de chances que la compagnie Irving ou le gouvernement fédéral désirent ouvrir ce genre d’enquête…

Au début des années 2000, des coups de tonnerre parviennent du large et brisent la tranquillité des promeneurs côtiers. Corridor Ressources, une compagnie néo-écossaise de forage orchestre des levées sismiques avec la bénédiction du gouvernement et d’Hydro-Québec et espère trouver des hydrocarbures dans la zone de Old Harry, à 80 km au nord-est des Îles. C’en est trop. Les Madelinots remontent aux barricades et un nouveau groupe de pression se forme : les Madelinots pour le respect du golfe (MRG). En 2004, ce groupe dépose au Bureau d’audience publique sur l’environnement (BAPE) des dizaines de mémoires. La commission suggère alors de consulter les communautés insulaires et côtières avant toute exploitation énergétique susceptible de modifier leur mode de vie.

Si le BAPE a émis son avis, aucune loi n’oblige encore les exploitants à consulter les populations avoisinant les sites explorés. Et il faudra bien s’occuper un jour des sacs qui sont toujours enfouis sous les magnifiques dunes des Îles de la Madeleine : « Il faudra déterminer les façons écologiques de traiter ce problème, afin de ne pas accélérer l'érosion naturelle déjà menaçante »,analyse Raymond Gauthier, l’un des doyens du MEA. En 2008, le gouvernement Charest permet à une autre compagnie (Gastem) de procéder à de nouveaux forages de prospection. Poussés par la rumeur qu’une vingtaine de milliards dormirait à quelques dizaines de kilomètres au large des Îles, tous les grands partis politiques brandissent cette carotte économique au cours des élections de décembre 2008. Si les Madelinots sont divisés sur le bien-fondé d’une telle exploitation, la présente crise économique pourrait les convaincre de voter en faveur de l’exploitation. « Si nous allons de l’avant avec ce projet, il faudra l’entourer d’un maximum de protection environnementale et s’assurer que la communauté en tire des bénéfices », assure Germain Chevarie.

Au cours des dernières décennies, le nombre de catastrophes environnementales causées par l’exploitation des hydrocarbures incite pourtant plusieurs territoires à suspendre ce genre d’activité au large de leurs côtes. La Colombie-Britannique, la Californie et la côte est des États-Unis font toutes partie de ce mouvement. La Floride interdit même ces opérations à moins de 160 km de son littoral. « Nos requêtes sont raisonnables : commencez par nous débarrasser des déchets toxiques qui polluent notre sous-sol et consultez-nous avant d’exploiter les ressources qui nous entourent », dit Roberto Chevarie, membre du groupe environnemental Madelinots en alerte (MEA). « Les pétrolières viennent faire le plein d’argent et repartent en laissant les résidents avec les dégâts qu’ils ont causés », se désole-t-il.

Certains Madelinots espèrent voir cette manne pétrolière aboutir, ce qui garantirait aux Îles un futur prospère comme celui de l’Alberta. D’autres ressassent le souvenir d’une baleine métallique ayant laissé une énorme tâche derrière elle et rêvent plutôt d’éolienne, de solaire, de turbines activées par les vagues et de véhicules électriques.

Aux Îles, l’électricité est produite à l’aide d’énormes moteurs au diesel. Cette méthode coûte cher à Hydro-Québec qui doit vendre son électricité à prix unifié à travers la province. Et la méthode pollue énormément. La possibilité de relier les Îles au continent par un immense câble sous-marin est étudiée depuis plusieurs années. Dernièrement, c’est plutôt la construction d’un parc éolien de 5 MW qui défraie les manchettes. « Hydro-Québec s’est engagée auprès de la Régie de l’énergie à réduire sa dépendance au mazout, sa production de GES et son déficit dans les réseaux autonomes en créant un couplage éolien-diesel aux Îles », confirme Roger Perron, directeur régional d’Hydro-Québec.

Ces dernières années, j’ai retapé le chalet familial que ma mère affectionnait tant. De ma fenêtre, j’aperçois l’éolienne elliptique installée sur la plage (mais qui ne tourne plus) qui est une relique des recherches éoliennes effectuées dans les années 1970. Le site servira au nouveau parc éolien qui verra le jour dans les trois prochaines années. En attendant que tournent ces hélices, j’ai acheté une petite éolienne de 400 W qui devrait me permettre de couvrir une partie de mes propres besoins énergétiques pour contribuer à garder « mes » Îles plus belles. J’espère surtout que mes enfants pourront revenir de la plage avec les pieds propres…

L’auteur aimerait remercier Raymond Gauthier pour son aide précieuse lors des recherches nécessaires à cet article.

 

Hydrocarbures aux Îles 

1970
Naufrage du Irving Whale qui contient 4200 tonnes de mazout lourd. Près de 200 tonnes de ce mazout atteignent et contaminent 80 km des plages des Îles de la Madeleine. Environ 200 000 sacs sont distribués et un nombre inconnu sont remplis de mazout et de sédiments contaminés avant d’être enfouis dans les dunes, à environ 60 mètres du bord de mer, sans localisation précise…

1975
Des sacs éventrés refont surface. Une quantité inconnue de ces sacs est alors retirée lors d’une opération sous la responsabilité de la Garde côtière canadienne. Avant l’annonce de leur possible contamination aux BPC, les sacs étaient brûlés (multipliant la toxicité de leur contenu!).

1990
Une commission fédérale suggère d’analyser l’épave afin de décider si elle doit être renflouée ou vidée de son contenu. Depuis plusieurs années, la barge laisse échapper 2900 litres par année et des oiseaux mazoutés sont retrouvés fréquemment aux Îles.

1992
Irving communique la présence des produits contenus dans la barge dont l’un est appelé Monsanto MGS295S. Il s’agit de BPC, mais l’information passe inaperçue aux yeux des fonctionnaires responsables du dossier.

1995
Quelques jours avant le renflouement de la barge, la gravité du drame environnemental prend de l’ampleur lorsque Irving informe clairement les fonctionnaires d'Environnement Canada de la présence de 7520 kg de BPC dans le système de chauffage du Irving Whale. Les opérations sont reportées à l’année suivante.

1996
Renflouement de la barge au coût de 42 millions (payés par le gouvernement fédéral). Près de 320 tonnes de mazout sont récupérées, mais 5554 kg de BPC ont disparu.

1997
Irving règlera hors cours avec le gouvernement pour cinq millions. Hydro-Québec demande au gouvernement québécois de permettre à Corridor Resources d’effectuer des recherches afin de trouver des hydrocarbures au large des Îles.

2004
Audiences du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) à Montréal, à Rimouski et aux Îles de la Madeleine concernant les levés sismiques dans l’estuaire et le golfe du Saint-Laurent. Le rapport du BAPE préconise que les communautés côtières soient associées aux décisions d’exploiter les hydrocarbures du Saint-Laurent.

2008
Gastem obtient un permis d’exploration terrestre (gaz naturel) sur le territoire des Îles. Les trois grands partis politiques représentés à l’Assemblée nationale sont unanimement pour l’exploitation des ressources fossiles du Saint-Laurent et l’on prétend que le potentiel économique du gisement atteint 20 milliards de dollars. Un nouveau groupe d’insulaires opposé à l’exploitation d’hydrocarbures, Madelinots en alerte (MEA), se mobilise et remet le dossier des sacs contaminés à l’ordre du jour.

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