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  • Crédit: Alasdair Turner Photography, Shutterstock

Descente dans l'enfer blanc

Sa chute de 600 mètres en Alaska sur le mont McKinley aurait pu le tuer. Son sauvetage est entré dans le livre des records de la plus haute montagne en Amérique du Nord.

Certains ont parlé d’une « sacrée chance », d’autres ont carrément cru au miracle. Beaucoup sont étonnés qu’il soit revenu en un seul morceau. Claude Ratté, lui, n’aime pas parler de sa chute de 600 mètres qui lui a presque coûté la vie : il préfère décrire le bonheur qu’il a éprouvé à tenter l’ascension du plus haut sommet en Amérique du Nord, qui culmine à 6194 mètres. « Le paysage était féerique, je n’ai pas de mots pour le décrire. Je voulais être dans l’immensément grand. Et en arrivant là-bas, j’étais chez moi! », lance le grimpeur.

Dans un petit resto à Montréal, Claude Ratté est attablé devant un immense plat de yogourt, muesli et fruits frais. Entre deux bouchées, il raconte dans les moindres détails l’intégral de son aventure. Les yeux pétillants et le sourire facile, ce pompier (il travaille dans une caserne du quartier Hochelaga-Maisonneuve) a l’air heureux. Si ce n’était de son genou qui lui fait encore mal et de la peau en train de cicatriser sur son visage, il serait difficile d’imaginer que ce Montréalais d'origine a failli laisser sa peau lors de cette ascension

Crédit: Bryan Brazil, Shutterstock« Faire une expédition de longue haleine comme cela, ça faisait longtemps que ça me trottait dans la tête. Le trip, ce n’est pas de faire un effort physique intense. C’est d’en arriver à la journée où t’en peux plus et qu’il faut que tu continues. Là, le fun commence! », raconte-t-il avec un sourire en coin. L’homme de 45 ans, qui a longtemps habité la région de Lanaudière, avait plusieurs expériences de grimpe et de camping d’hiver à son actif, notamment dans les Adirondacks. À l’automne 2005, il avait passé 25 jours dans l’Himalaya, au Népal : « J’en suis revenu allumé comme un sapin de Noël », affirme-t-il. Aller au bout de soi dans un paysage hivernal, tel était désormais son souhait.

À l’été 2007, sa décision était prise : ce serait l’Alaska, dont les pics enneigés évoquaient ses rêves d’enfant fasciné par la beauté des paysages d’hiver. Mais Claude Ratté ne souhaitait pas y aller seul. Serge Lauzon, son fidèle compagnon de grimpe du Népal, lui présente un autre grimpeur qui semblait très bien s’entendre avec lui sur un point : l’aventure était un défi physique qui devait se faire sans aide. Pendant tout l’hiver, les deux hommes s’entraînent durement chacun de leur côté pour pouvoir transporter les 50 livres que pèse le sac à dos et tirer un traîneau de 100 livres de matériel.

Un duo qui se termine en solo

Débarqués à l’aéroport d’Anchorage, il faut deux heures de route aux compagnons d’aventure pour se rendre au bureau des rangers, à Talkeetna. Après avoir reçu les instructions nécessaires, un vol d’environ 40 minutes amène Claude Ratté et son coéquipier au camp de base du monstre blanc, à 2200 mètres d’altitude. Débarqués sur le glacier, les deux hommes sont plongés dans la blancheur immaculée qui s’étend à perte de vue. Nous sommes le 19 mai 2008. « Ici, la game commence tout de suite. Let’s go! », lance alors l’alpiniste. L’objectif de réaliser l’ascension en 14 jours est réaliste, même si les deux grimpeurs ont prévu suffisamment de nourriture pour 18 jours. « On savait que la moyenne était de 17 jours. Mais tout pouvait arriver », explique-t-il. Seule crainte : la température. Dans cette région du monde, il peut faire tous les temps.

Malgré le froid et les forts vents, les premiers jours de l’ascension charment Claude Ratté. Des paysages de glaciers à couper le souffle : « Je n’oublierai jamais cette image : les nuages sont en dessous de moi et le soleil, au-dessus. C’était superbe! ». Pour partager ces moments, il prend parfois le téléphone satellite et appelle sa femme Isabelle, restée à Montréal. Fière, celle-ci donne les nouvelles à la famille et aux amis par l’intermédiaire de courriels qu’elle intitule « L’abominable homme des neiges. »

En trois jours, Claude Ratté et son partenaire réussissent à se hisser à 3400 mètres, à Motorcycle Hill, où un violent blizzard les accueille. « Les vents étaient forts. Le lendemain matin, je me suis réveillé dans la tempête en pensant que ma tente allait s’envoler », se souvient-il. Lui et son coéquipier y sont d’ailleurs restés quelques jours en raison des fortes bourrasques et du mauvais temps. L’étape suivante, le Windy Corner, est située à flanc de montagne sur le bord des glaciers. Avec son champ de crevasses et ses grands vents, c’est l’endroit le plus inhospitalier du mont McKinley. Le camp médical se trouve non loin de là, à 4300 mètres.

Le passage est difficile : après une semaine d’ascension, la fatigue fait son œuvre et le moral chancelle. Une discussion houleuse à propos d’une cache de nourriture qu’ils n’arrivent pas à retrouver jette un froid entre les deux hommes. Comme les réserves de nourriture sont maigres et que l’épuisement le gagne, Claude Ratté convient à contrecœur que l’aventure est terminée. « Je ne pouvais pas croire que ça allait se terminer comme ça! », raconte-t-il. Le lendemain, il se ravise : il va continuer en solo, sans son compagnon.

Voir la mort de près

Les quatre jours qu’a pris Claude Ratté pour rassembler ses esprits lui ont paru une éternité. Rendu à 4300 mètres d’altitude, il est convaincu qu’il doit en profiter pour se rendre le plus loin possible, même si c’est en solitaire. Dans la soirée du 1er juin, sous un ciel rosé, il se rend au High Camp, à 5200 mètres d’altitude. Il est seul. Et les vents sévissent toujours aussi fort. L’ascension de la journée (900 mètres) pour y parvenir a été ardue. Les nausées dues à l’altitude ont ralenti le grimpeur et les vivres diminuent. « Ma progression a été lente parce que j'étais trop chargé. Avant la section des cordes fixes, je me suis même débarrassé de quelques articles », explique-t-il. Le lendemain soir, le mauvais temps fait encore rage. Épuisé, les orteils gelés, Claude Ratté remercie le ciel d’avoir pu vivre cette expérience et décide que ce sera sa dernière nuit avant le retour.

Crédit: Neil Rowe, Shutterstock

Le lendemain matin, il plie bagage. La route du West Buttress qu'il emprunte sur le glacier Peters est dangereuse. C’est là que la plupart des accidents arrivent. Au cours de l’histoire, au moins dix aventuriers y sont tombés. En 1998, trois personnes y ont perdu la vie. Avec une extrême prudence, son gros manteau sur le dos, Claude Ratté s’attaque à la section des cordes fixes. Il est seul et ne se sert pas des ancrages : « C'est sûr que si tu prends le temps de t'assurer, tu as moins de chance de tomber. Mais personne ne le fait, sauf les gros groupes touristiques », explique-t-il. « À un moment donné, je me suis dit : si je perds pied, c’est ici ». Dos à la pente, il s’arrête pour reprendre son souffle, à environ 200 mètres de la fin du West Buttress. C’est à ce moment-là que son pied glisse et que tout bascule : « Ça a duré une fraction de seconde. Je me revois, essayant de m’accrocher à la paroi avec mon piolet. Mais je suis parti en fou ». Durant de longues minutes, Claude Ratté déboule sur la pente glacée. Son corps rebondit sur un amas de roches, avant d’entamer une longue et vertigineuse chute, sans rien pour l’arrêter. « J’étais comme une poupée de chiffon qui déboulait », raconte-t-il.

À 20 ans, Claude Ratté avait été impliqué dans un accident de moto : roulant à 160 km/h, il avait fait un vol plané sur l’autoroute. « Sur une échelle de un à dix, l’accident de moto, c’est trois. La chute au Denali, c’est huit! ». Cul par-dessus tête, sa tête frappe la paroi : « J’étais persuadé que j’avais le crâne ouvert. C’est devenu tout blanc. J’ai pensé à ma femme. Je me suis dit : est-ce que c’est comme ça que ça finit? » Il perd ensuite connaissance et ignore combien de temps il a ainsi dégringolé avant de revenir à lui, toujours en dévalant la pente enneigée. Ralentissant enfin, il est étourdi et blessé à une jambe. Son œil gauche est enflé et gorgé de sang. Mais il est toujours bien en vie. Il réussit à enlever ses crampons et à s’emmitoufler dans son sac de couchage, avant d’appeler les secours grâce à son téléphone satellite. « Je ne pouvais même pas dire où j’étais. Le temps n’existait plus. J’ai senti que la fin était proche. »

Un périlleux sauvetage

Autour de midi, le ranger Brandon Latham reçoit un appel radio alors qu’il patrouille à 5000 mètres. Son collègue Mike Shain l’informe qu’un grimpeur a fait une grave chute : « Tout ce qu’on savait, c’était que quelqu’un était tombé en bas de la crête, quelque part entre 4900 et 5100 mètres d’altitude », relate Brandon Latham qui est depuis un an le chef de l’équipe de sauvetage au parc national du Denali. Le temps est trop brumeux pour que l’hélicoptère soit dépêché sur les lieux. Doté d’une équipe composée de six bénévoles, Brandon commence aussitôt les recherches. Avec son champ de crevasses et les amas de glace qui peuvent chuter à tout moment, le terrain est risqué. En moins de quatre heures, le groupe de sauveteurs a pourtant réussi à localiser le blessé. « Arrivés sur la crête, on s’est mis à crier son nom. À 4900 mètres, on l’a finalement entendu nous répondre », raconte-t-il le sourire dans la voix. Frigorifié, Claude Ratté entend soudain des voix qui se rapprochent. « Je n’avais plus la force, mais j’ai crié de désespoir. »

Il est 15 h 45 quand l'équipe de sauvetage rejoint Claude Ratté pour lui donner les premiers soins. Brandon Latham contacte aussitôt par radio les sept membres d’une seconde équipe sous la direction de Mike Shain, avec laquelle ils installeront le dispositif de sauvetage. « Ça faisait plaisir de voir qu’il était vivant après une si grosse chute. J’étais inquiet mais soulagé. Normalement, ce genre de culbutages entraîne des traumatismes beaucoup plus sévères », explique le ranger d’expérience qui a longtemps travaillé au Yosemite National Park, au Colorado. « C’était le troisième sauvetage de l’année, mais il n’y avait jamais rien eu d’aussi gros. »

Les conditions météorologiques étaient bonnes, mais l’opération de sauvetage s’annonçait extrêmement périlleuse. Jamais un aussi long halage n’avait été effectué sur cette montagne. « On devait d’abord le hisser de 600 mètres, puis le redescendre encore sur une même distance de l’autre côté du glacier. C’était une énorme tâche, extrêmement difficile, surtout à cette altitude », explique Brandon Latham. Une opération unique dans les annales de cette montagne. À 4900 mètres, l’oxygène est rare et faire un simple pas devant peut devenir laborieux : « Je devais m’assurer qu’on avait suffisamment de nourriture et que nos manœuvres étaient sécuritaires. Ce n’était pas le temps de nous mettre dans le pétrin », continue le montagnard en évoquant les risques d’avalanche et de blizzard. « Heureusement que notre équipe était très expérimentée. »

Par un système de poulie et de câbles, les 14 membres des équipes de sauvetage hissent la civière sur laquelle est attaché Claude Ratté. Après chaque longueur de corde, les rangers montent encore plus haut pour réinstaller les poulies et répéter l’opération. Une fois en haut de la crête, ils redescendent le tout de l’autre côté sur 400 mètres, avant de faire glisser la civière sur 200 mètres jusqu’au camp médical situé au bas de la pente. Il est alors 22 h 45. En tout, l'opération a duré plus de dix heures. « Pour Claude, ça a dû sembler très long, parce qu’il souffrait. Parfois, il me demandait pourquoi on arrêtait de le tirer. Mais on devait y aller tout en douceur, vu les conditions du terrain. On n’avait pas le choix », souligne le ranger qui grimpe depuis près de 20 ans. Brandon Latham admet que sans son coup de téléphone satellite, Claude Ratté n’aurait probablement pas été retrouvé vivant.

Le retour sur terre

Dans un état grave – mais stable –, Claude Ratté est mis sous perfusion dès son arrivée au camp médical. Le grimpeur tremble : il est en état d’hypothermie. Ses pieds sont gelés, sa cheville, son genou et sa tête lui font horriblement mal. « Je me sentais comme si je m’étais battu pendant 15 rounds avec Mike Tyson », note-t-il avec humour. La nouvelle de son accident se répand et il a tout juste le temps de rassurer sa douce moitié. Le lendemain, il est transporté à l’hôpital d’Anchorage. Le diagnostic ne révèle aucune fracture. Il obtient son congé de l’hôpital le 5 juin au matin, deux jours seulement après son périlleux sauvetage. Après une douche « jouissive », il hèle un taxi : « Je n’avais rien! Je me suis acheté une paire de bermudas et des sandales et je me suis rendu à l’hôtel, explique-t-il. J’avais deux jours à attendre avant de prendre le vol qui me ramenait à Montréal. »

Crédit: Alasdair Turner Photography, Shutterstock

Sans précipiter son retour, il n’a qu’une seule envie : être seul. « J’avais besoin de décanter tout ça », dit le grimpeur en se rappelant avoir éprouvé une grande tristesse. « J’avais de la peine d’avoir perdu mon appareil photo. J’avais passé les deux plus belles semaines de ma vie, j’étais retourné à mon essence, à ma quête de l’impossible. C’était tout simplement merveilleux. Mais de finir comme ça, c’est tellement plate », déplore-t-il. « J’avais envie de suivre mes rêves et je l’ai fait. Ce qui arrive ensuite, ça ne t’appartient jamais. »

Depuis les émotives retrouvailles avec sa femme à l’aéroport, « l’abominable homme des neiges » aborde les choses avec moins de retenue. Sensible à la réalité des jeunes des milieux défavorisés, il mijote un projet pour leur redonner espoir, leur dire de ne pas abandonner leurs rêves. « C’est dommage que mon projet ne se soit pas terminé tel que je l’avais prévu. Mais si c’était à recommencer, je le referais. Je ne regretterai jamais d’être allé là. »

CHRONOLOGIE (20 jours)
9 mai, jour 1 : Claude Ratté et son coéquipier arrivent au camp de base à 2200 mètres.
20 mai, jour 2 : Ils atteignent Ski Hill.
21 mai, jour 3 : Ils poursuivent l'ascension jusqu'au camp de Kahiltna
22 mai, jour 4 : L'arrivée à Motorcycle Hill se fait dans la tempête.
23 mai, jour 5 : Le mauvais temps les empêche d'aller plus loin.
24 mai, jour 6 : Le blizzard les retient.
25 mai,  jour 7 : Les grimpeurs sont toujours cloués sur place.
26 mai,  jour 8 : Ils se rendent à Windy Corner, à 4100 mètres.
27 mai,  jour 9 : Ils cherchent en vain la cache qu'ils ont laissée la veille et décident finalement de dormir au camp médical camp, à 4300 mètres.
28 mai,  jour 10 : Le partenaire de Claude Ratté rebrousse chemin.
29 mai, jour 11 : Claude Ratté tente une première ascension du Head Wall. Affaibli parce qu'il n'a pas beaucoup mangé, il est contraint de redescendre au camp médical.
30 mai, jour 12 : Il monte jusqu'en haut du Head Wall, à 4900 mètres, mais revient au camp médical.
31 mai, jour 13 : Il se repose et reprend des forces.
1er juin, jour 14 : Il réussit à monter au High Camp, à 5200 mètres.
2 juin, jour 15 : Les vents sont terribles et il solidifie son campement. Il prend la décision de plier bagages.
3 juin, jour 16 : Il redescend par la route du West Buttress. Il chute et perd connaissance. Il est ramené au camp médical grâce à une équipe de 14 sauveteurs.
4 juin, jour 17: L’hélicoptère l’emmène à Talkeetna, puis est transporté à Anchorage.
5 juin, jour 18 : L'hôpital lui donne congé. Il se rend à l'hôtel.
6 juin, jour 19: Il récupère à l'hôtel.
7 juin, jour 20: Il prend l'avion pour Montréal.

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