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  • Crédit: Marie Tison

Dans les traces de Shackleton

Rien n’est tout à fait pareil lorsqu’une aventure a déjà été tracée par d’autres. Mais suivre les traces d’Ernest Shackleton est une tout autre histoire…

Le Zodiac qui vient de nous déposer sur la plage, au fond de la baie de King Haakon, en Géorgie du Sud, s’en retourne vers le navire, le Polar Pioneer. Nous sommes seuls, à côté de quelques otaries à fourrure et d’un éléphant de mer ensommeillé.

La Géorgie du Sud est un endroit sauvage, une île de pics acérés et de glaciers située à 2150 kilomètres à l’est de la Terre de Feu, au sud du continent américain. Au creux de ces sommets, nous pouvons distinguer un col entre des montagnes enneigées : le Shackleton Gap. Nous ajustons nos sacs à dos et entamons la montée.

Cela fait deux ans que je rêve de ce moment. Deux longues années à économiser, à suivre des formations de montagne dans les Rocheuses et aux chutes Montmorency, et à craindre que le mauvais temps ne réduise tous ces efforts à néant. L’idée était pourtant simple : suivre durant trois jours les traces de Sir Ernest Shackleton à travers la Géorgie du Sud, entre la baie de King Haakon et la station baleinière de Stromness.

En mai 1916, l’explorateur anglo-irlandais et deux compagnons, Frank Worsley et Tom Crean, ont accompli cette même traversée d’une cinquantaine de kilomètres en 36 heures afin d’aller chercher de l’aide pour sauver 25 hommes d’une mort certaine. L’histoire commence en 1914, lorsque Shackleton organise une expédition pour tenter de traverser le continent antarctique, un exploit qui n’a jamais été accompli. Le 5 décembre, après une escale d’un mois, l’Endurance (le navire de Shackleton) quitte la station baleinière de Grytviken (en Géorgie du Sud) en direction de la mer de Weddell et de l’Antarctique.

Shackleton joue de malchance : les glaces de la mer de Weddell sont plus compactes que d’habitude et coincent l’Endurance le 19 janvier 1915, à 90 kilomètres seulement du continent antarctique. Les glaces finissent par écraser le navire en octobre 1915. Les membres de l’équipage ont le temps de sortir des provisions et les canots de sauvetage, mais il leur faut attendre jusqu’en avril 1916 pour que la banquise s’effrite et qu’ils puissent enfin mettre les canots à l’eau.

Poussés par les vents, ils atteignent péniblement l’île de l’Éléphant, au large de la péninsule antarctique. Pour la première fois en 16 mois, ils mettent le pied sur la terre ferme. Mais les hommes de Shackleton ne sont pas tirés d’affaire : ils s’installent sur une petite pointe rocheuse, inhospitalière, battue par les vents, loin des zones fréquentées par les baleiniers. Personne ne songera à aller les chercher là-bas!

Shackleton mettra en œuvre un plan désespéré : prendre le plus gros canot de sauvetage, le James Caird (une baleinière de sept mètres), pour tenter de rejoindre la Géorgie du Sud. C’est une traversée de 1290 kilomètres sur une mer impitoyable. Avec six compagnons, Shackleton accomplit l’exploit et atteint la Géorgie du Sud après 16 jours d’enfer sur un océan déchaîné.

Mais ils accostent sur la côte ouest, dans la baie de King Haakon, alors que toutes les stations baleinières se trouvent du côté est. Le James Caird n’est plus en état de naviguer et deux des hommes sont dans un état critique. Shackleton n’a pas le choix : il doit traverser l’île à pied avec Worsley et Crean. Le temps presse : l’hiver austral est sur le point de s’installer et il faut sauver les hommes restés dans l’île de l’Éléphant. L’entreprise est risquée : en 1916, personne n’a jamais exploré l’intérieur de l’île de Géorgie du Sud. Et il n’existe aucune carte…

Pour notre reconstitution historique, nous avons des cartes, des GPS, un téléphone satellite et deux guides de montagne expérimentés : le Népalais Tashi Tenzing et le Néo-zélandais Tarn Pilkington. Première constatation : le glacier a reculé depuis mai 1916. Nous devons marcher pendant plusieurs centaines de mètres sur la moraine avant d’atteindre les glaces.

Nous chaussons nos crampons modernes et empoignons nos piolets ultralégers. En 1916, le charpentier William MacNeish avait arraché quelques clous en cuivre du James Caird pour les fixer sous la semelle des vieilles bottes déformées de Shackleton, Worsley et Crean. Il leur avait également confié son herminette en guise de piolet. Alors que les hommes de Shackleton s’enfonçaient à chaque pas jusqu’à mi-mollet dans la neige, nous marchons facilement sur le glacier dénudé. Nous sommes au début de mars, l’été tire à sa fin, mais l’hiver n’est pas encore arrivé.

Crédit: Marie TisonNous atteignons Shackleton Gap rapidement et nous marchons sur le glacier de Murray en direction du Trident, ce fameux massif montagneux qu’il faudra traverser et qui avait donné du fil à retordre aux trois hommes en 1916. Il ne vente pratiquement pas, le soleil fait son apparition et nous avons presque trop chaud dans nos vêtements techniques. « Il faudrait bien avoir un peu de mauvais temps, lance mi-sérieux l’un des membres de notre équipe. Sinon, nous n’aurons rien à raconter au retour! » Je sourcille un peu. Je sais d’expérience qu’il n’est jamais bon de souhaiter « un peu de mauvais temps » en expédition. Dame Nature semble toujours prendre un malin plaisir à exaucer ce genre de souhait... et en rajouter un peu plus. La température peut être brutale ici : il y a quelques années, une expédition avait dû rebrousser chemin avant même de traverser le Trident en raison de la force des vents et de l’absence de visibilité.

Shackleton avait eu de la difficulté à trouver la meilleure voie pour franchir le Trident. Il avait essayé un col, puis un autre, puis encore un autre avant de trouver le bon passage. Avec nos guides, bien encordés, nous marchons directement vers le bon col. Nous montons rondement.

Une fois au col, la température change subitement : le vent se lève et la pluie se met à tomber. De l’autre coté, tout en bas du Trident, s’étale le glacier de Crean, très crevassé et menaçant. La descente ne s’annonce pas facile. Sans véritables crampons, pressés par le temps, Shackleton et ses hommes avaient décidé de lover leur corde et de s’en servir comme toboggan. Par miracle, ils ont réussi à glisser jusqu’en bas sans se blesser.

Nous ne pouvons courir ce risque. Le danger de perte de contrôle et de dégringolade est beaucoup trop élevé. Raccourcissant la corde, nous descendons plutôt à reculons, face à la pente, en enfonçant les pointes avant de nos crampons dans la glace légèrement couverte de neige tout en maintenant notre équilibre avec le piolet. En raison de cet angle inconfortable, le bas de mon sac à dos m’entre douloureusement dans les reins et la descente me semble interminable.

Crédit: Marie TisonEnfin, nous prenons pied sur le glacier de Crean alors que le vent redouble de vigueur. La marche n’est pas aisée : il faut parfois s’arrêter lorsqu’il y a une bourrasque pour ne pas perdre l’équilibre. À travers la pluie, le paysage est magnifique : des pics sombres, une mer de glace, et parfois un brin de soleil qui se mêle à la pluie, qui crée un arc-en-ciel. Je me demande où nous camperons : il n’y a aucun abri naturel sur cet immense glacier, aucun endroit où nous serons protégés du vent.

Nous nous arrêtons finalement au beau milieu de nulle part. Je comprends rapidement pourquoi Tashi a choisi ce lieu : il y a ici roches et cailloux qui nous permettront de bien fixer les tentes à la glace. Pendant que les guides préparent le souper, nous montons les tentes une par une. Mouillés et transis, nous nous battons avec la toile et les poteaux, alors que le vent semble vouloir saisir le tout et l’entraîner tout en bas du glacier, vers la mer. Par bonheur, nos tentes tiennent le coup pendant toute la nuit et je dors très bien. Shackleton et ses hommes ont au moins eu un temps superbe, autant de jour que de nuit. Heureusement, ils n’avaient ni tentes ni sacs de couchage. Ils avaient choisi de voyager ultraléger pour traverser l’île le plus rapidement possible.

À notre réveil, le temps n’a pas vraiment changé : il vente, il pleut. Le glacier est tellement délavé, tellement glissant qu’il faut mettre les crampons pour se rendre des tentes au gros caillou qui protège le réchaud pour le petit déjeuner. Nous reprenons la route et avançons d’un bon pas. Les crevasses sont très étroites et faciles à voir : nous les enjambons sans problème. Nous atteignons des débris qui n’étaient pas là du temps de Shackleton : un hélicoptère militaire qui s’est écrasé en 1982 à l’occasion de la guerre des Falklands. La Géorgie du Sud, contrôlée par les Britanniques, était également convoitée par les Argentins.

Le soleil fait discrètement son apparition alors que nous arrivons à la partie la plus crevassée du glacier. Heureusement, la plupart des ponts de neige sont encore bien solides et Tashi trouve facilement un chemin dans ce dédale, se servant du même nunatak, une pointe rocheuse émergeant du glacier, que Shackleton avait utilisé pour s’orienter.

Nous sommes vraiment chanceux : en 2000, les crevasses étaient tellement démentes que trois grands alpinistes, Reinhold Messner, Conrad Anker et Stephen Venables avaient éprouvé mille difficultés pour traverser le glacier de Crean. Messner s’était même fracturé une cheville en sautant au-dessus d’une crevasse.

Nous commençons à descendre vers la baie de Fortuna, aux eaux émeraude. En 1916, Shackleton avait d’abord cru qu’il s’agissait de la baie de Stromness, où se trouvaient quelques stations baleinières, dont la station de Stromness. Il avait été amèrement déçu en réalisant que ce n’était pas le cas et avait dû reprendre de l’altitude pour franchir un nouveau col. Les hommes marchaient alors depuis plus de 22 heures, et ils étaient épuisés. Shackleton leur avait permis de dormir un peu. Pas trop. Après cinq minutes, il les avait réveillés en leur disant qu’ils avaient dormi une bonne grosse demi-heure. Ils étaient repartis, ragaillardis.
 

Le meilleur : Se retrouver au cœur d’un récit d’aventure historique, entre mer et montagne, sur des glaciers qui semblent sans fin.
Le pire :
Jusqu’à la dernière seconde, ne pas savoir si la température sera assez clémente pour permettre la traversée.
Le plus bizarre :
Se faire accueillir par des manchots et des rennes curieux à la baie de Fortuna.

 

Peu de temps après, ils avaient entendu un son qui leur semblait plus mélodieux que n’importe quelle musique, le sifflet de la station baleinière de Stromness. Il leur restait encore plusieurs épreuves à franchir, à commencer par une descente vertigineuse, tout au fond de la baie de Fortuna.

Notre propre odyssée est aujourd’hui plus agréable. Grâce au recul du glacier, nous sommes en mesure de descendre jusqu’aux eaux de la baie de Fortuna en suivant un trajet plus direct, beaucoup moins difficile. Sur la grève, nous enlevons nos crampons sous l’œil curieux de manchots royaux et de rennes, introduits au début du siècle dernier par les baleiniers norvégiens. Shackleton avait vu les traces de ces mêmes rennes (ou plutôt, de leurs ancêtres) sur la plage au fond de la baie de Fortuna. Notre bateau apparaît, trop tôt à mon avis, occupée que je suis à prendre en photo les rigolos manchots.

Nous prenons une douche à bord et passons la nuit confortablement dans nos cabines.

Le lendemain, c’est pratiquement tout le bateau (soit près d’une cinquantaine de passagers) qui accomplit la dernière section de la traversée avec nous. Le passage de la baie de Fortuna à la baie de Stromness est facile : il n’y a plus de glaciers ni de crevasses, il s’agit d’une randonnée d’un peu plus de cinq kilomètres qui monte doucement sur des collines et qui redescend dans de la pierraille. Nous jouons cependant de malchance : un profond brouillard s’est installé et du haut du col, nous ne parvenons pas à distinguer les bâtiments de la station de Stromness. C’est ici, le 20 mai 1916, que Shackleton et ses hommes eurent leurs premières visions de la civilisation en près de 18 mois.

Pour rejoindre la vallée, Shackleton avait emprunté le cours d’un ruisseau glacé et une cascade de glace particulièrement traîtresse. Nous prenons un chemin un peu moins accidenté. Comme eux, nous croisons une colonie de manchots papous et nous devons traverser une plaine côtière marécageuse pour finalement arriver à la station, gardée par des otaries à fourrure.

Crédit: Marie Tison

Les bâtiments sont toujours sur place, mais dans un état si précaire que les autorités nous interdisent d’aller les voir de trop près. Nous distinguons quand même la villa du dirigeant de la station, Thoralf Sorlle, qui avait accueilli les trois hommes... et qui avait immédiatement ordonné qu’on leur prépare un bain. Il avait également dépêché un navire pour recueillir les trois hommes demeurés de l’autre côté de l’île. Le sauvetage des hommes laissés sur l’île de l’Éléphant fut plus difficile. En raison des glaces qui bloquaient obstinément le passage, Shackleton dut s’y prendre à quatre reprises avant de pouvoir sauver ses hommes. Tous ont survécu. Un véritable exploit dans l’histoire de l’exploration polaire.

Shackleton mourra d’une crise cardiaque à Grytviken en janvier 1922 alors qu’il fait escale à Grytviken. Nous faisons aussi escale à Grytviken et, après avoir bravé quelques otaries à fourrure aux crocs bien acérés, nous pénétrons respectueusement dans le petit cimetière norvégien où repose le grand explorateur. C’est le temps de se recueillir... et de déboucher un petit mousseux pour célébrer notre réussite. Discrètement, je verse une partie du contenu de mon verre sur la tombe de l’explorateur.

À toi, Shackleton.

Crédit: Marie Tison

En un clin d’œil

Itinéraire
La traversée commence dans la baie de King Haakon, sur la côte ouest de la Géorgie du Sud, pour rejoindre la baie de Fortuna, sur la côte est, puis la baie de Stromness. Le trajet d’une cinquantaine de kilomètres prend trois jours… si tout va bien!

S’y rendre
Il n’y a pas d’aéroports en Géorgie du Sud. Il faut s’y rendre par la voie des mers à partir d’Ushuaia, en Terre de Feu. Le plus simple est de se joindre à l’une des rares agences qui organisent la traversée, comme l’australienne Aurora Expeditions (auroraexpeditions.com.au). La croisière, qui visite également les îles Falkland et la péninsule antarctique, dure 20 jours (à partir de 10 000 $).

Lecture :
• Sir Ernest Shackleton
, une biographie de Brigitte Lozerec’h (Rocher)
• L’odyssée de l’Endurance, une traduction du récit écrit par Sir Ernest Shackleton (Phébus)
Shackleton’s Boat Journey, un récit passionnant et souvent humoristique écrit par Frank Worsley, le capitaine de l’Endurance (WW. Norton & Company)


Commentaires (1)
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jeang_78 - 22/04/2012 14:09
Dommage de ne pas parler un peu de Frank Worsley qui est le véritable héros de cette aventure et sans lequel ils seraient tout morts.