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  • Crédit: Olivier Blondeau

Laos : Vivre à un kilomètre à l’heure

Laos. Pays auréolé de mystère où les secondes se succèdent au lent rythme du Mékong et du pas des éléphants. Sans accès à la mer et coincé dans les hauteurs de ses luxuriantes montagnes vierges, ce pays semble imperturbable au développement effréné de ses voisins vietnamiens et thaïlandais, où l’on préfère encore respirer le vert des arbres au vert des billets, où les quelque six millions d’âmes du pays transcendent l’exception dans le continent le plus peuplé du monde.

 

Visiter le Laos, c’est vivre en oubliant le temps. C’est vivre la vie à un kilomètre à l’heure. Et c’est surtout vivre sur un territoire inexploré où la nature rugueuse dicte encore le pas à l’homme qui tente de survivre au gré de la volonté de Dame nature, coupé du reste du monde.

Je suis en direction de Ban Nam Goy. À moins d’être spécialisé dans les villages de 83 âmes, perdus dans la jungle sans électricité et accessible uniquement par rivière, il est impossible que vous connaissiez ce bled. Ban Nam Goy est situé dans la région de Luang Nam Tha, dans le nord-ouest du pays, près de la frontière avec la Chine et de la Birmanie. Pour s'y rendre, il faut le vouloir! Deux guides mènent notre groupe de cinq personnes à destination : l’un « parle » anglais, l’autre est équipé d’une machette…

Environ 40 minutes après avoir quitté le village de Luang Nam Tha, la camionnette s’immobilise sur l’accotement. « Here!, lâche le guide en pointant un sommet. Today, up, up, up, down, down, down, up, up, up, down, down, down. Then village. Six-hour walk! » Je demande au guide qui « parle » anglais le plan de match pour le lendemain. « I don't tell you! I tell you, you don't come. » Première constatation : dans la classe où les guides apprennent à mettre les touristes en confiance, il a manifestement échoué.

Après une première demi-heure plutôt relax, le guide à la machette (qui porte évidemment des gougounes en peau de babiche datant de la Guerre d’Indochine) disparaît dans la jungle et ressort quelques minutes plus tard avec cinq bâtons en bambou. Le plus téméraire du groupe fait une face de « J'ai-tu la tronche d'un gars qui a besoin d'un bâton pour monter la côte? » Je réplique avec une face de « Hey, si le guide te donne un bâton, c'est peut-être parce qu’il sait que tu vas en avoir besoin! » La suite me donnera raison.

Marcher dans la jungle, c'est un peu comme un épisode de Virginie : les punchs sont toujours impossibles à deviner et chaque épisode est différent. Dans la jungle, tu te sues parfois le pancréas par les pores tant l'humidité est accablante. Parfois, il fait 45 degrés… à l'ombre. Parfois, tu cales dans la boue jusqu'aux genoux. Et parfois, la côte est « à pic en ti-péché! » Aujourd'hui, la côte est « à pic en ti-péché ». Près de 90 minutes sans arrêt dans le « Stairway to Heaven de la muerte ». De là l’utilité du bâton.

Nous arrivons finalement au sommet. La vue sur les environs est renversante : un ciel bleu-gris transpirant l’humidité et des montagnes intouchées à l’infini. Devant cet horizon, on comprend un peu mieux les défis agricoles des gens qui vivent dans cet environnement hostile. Les espaces plats sont inexistants. Celui qui veut travailler la terre doit le faire à flanc de montagne. Malgré un climat propice à l’agriculture, il est impossible de pratiquer l’agriculture de masse sur ces étendues sauvages. On comprend aussi en partie pourquoi le PIB par habitant dépasse à peine 2 000 $ par année.

Ironiquement, alors que je me pose nombre de questions sur les défis alimentaires du pays, le guide nous invite à passer à table. Quoique le mot « table » soit ici relatif et consiste en six feuilles de palmier posées au sol... La nourriture est déposée directement sur les feuilles et nous mangeons avec nos doigts. N’importe quel inspecteur de salubrité aurait pété une syncope devant si peu d’hygiène. Mais les mains sales et les feuilles de palmier, ça donne du goût aux aliments. De plus, sortir du cadre de l’aseptisation extrême à l’occidentale ne fait que renforcer notre système immunitaire.

Après notre joyeux festin, nous amorçons une longue descente sur l’autre flanc de la montagne. La descente est aussi abrupte et longue que la montée. Ici aussi, le bâton du pèlerin s’avère toujours être un compagnon essentiel. Les jambes travaillent dur. La fatigue commence à se faire sentir.

Dans les circonstances, la vue d’un ruisseau apparaît comme une bénédiction pour nous, touristes peu résistants à l’humidité, à la chaleur et au terrain accidenté. L’endroit idéal pour s’asperger d’eau et faire baisser la température du corps. Nous fonçons tous vers le ruisseau, aimantés par ce dernier.

- Nnnooooo! s'époumone le guide affolé.

- C’est quoi le problème? La rivière serait-elle l’habitat naturel d’esprits maléfiques?

- Leeeech!

Diantre! Le mec connaît le coin : la rive est infectée de sangsues. J’aurais préféré les esprits maléfiques. Des milliers de sangsues vivent ici sous les feuilles mortes, en bordure de l’eau.

En temps normal, longer cette section de la rivière aurait pris 10 minutes. Mais à cause des sangsues, nous mettons 40 minutes à franchir la distance. Nous avons tous l’air de parfaits imbéciles à sautiller partout en regardant au sol pour éviter ces créatures gluantes, rampantes et assoiffées de sang. Mais notre danse de Saint-Guy (sérieux, c’est qui Saint-Guy?) n’est manifestement pas très efficace. Les sangsues réussissent malgré tout à s’accrocher à la semelle de nos chaussures dans le seul but d’atteindre notre épiderme.

Le défi est de taille : rester en contact avec le sol le moins longtemps possible pour éviter que les sangsues grimpent sur nos chaussures, et ce, tout en anéantissant celles qui ont réussi à grimper à bord à l’aide de notre fameux bâton de marche. Bref, c’est mission impossible. Il faut donc rester le plus alerte possible pour minimiser les dégâts. Chacun pour soi! Ces créatures du diable ont la couenne dure : il ne suffit pas de leur asséner un coup de bâton pour les éliminer. Il faut être méthodique, patient. Parfois, une dizaine de coups sont nécessaires pour se débarrasser d’une seule sangsue. Heureusement, j’ai des chaussures de marche. Un compagnon a eu la brillante idée de se chausser de sandales à velcro. Le calvaire suprême! Ironiquement, celui qui déteste le plus les sangsues c’est notre guide qui parle anglais. Il saute partout et crie comme un enfant chaque fois qu’il en voit une sur lui.

Nous finissons par traverser le champ de mines et reprenons notre chemin paisiblement vers Ban Nam Goy. Environ deux heures plus tard, nous arrivons au village. La scène est surréaliste : seuls la rivière et le minuscule sentier dans la jungle relient ces gens au reste du monde.

Après six heures de marche, je rêve à une bonne bière froide. Mais je réalise rapidement que la glace est un concept inexistant dans un village sans électricité. L’eau de la rivière refroidit les boissons. Personnellement, j’ai plutôt l’impression que l’eau a plus réchauffé les bières qu’autre chose, mais la femme qui est allée remplir le seau était si contente d’avoir aidé que la bière était, par magie, bien froide.

Nous arrivons à notre « hôtel », la maison réservée aux invités. Désolé Paris Hilton, ici la céramique à 500 dollars le pied carré n’existe pas. Le plancher est en terre battue. Les minces matelas qui nous serviront de lit sont déposés sur une structure en bois surélevée du sol. Les bûches qui serviront à cuire le repas constituent le seul autre élément de décor existant dans la maison. Redésolé Paris, tu devras faire le deuil de ta salle de bain en granit. Je pense que tu auras aussi deviné que la toilette est de style très turc. Pour ce qui est de la douche, c’est la rivière.

L'heure du bain est un événement. Pendant que nous prenons notre bain en nous laissant flotter dans l'eau, le village au complet débarque dans la rivière. Pendant 30 minutes, tout ce qui est humainement possible d’être lavé est lavé: corps, cheveux, dents, vaisselle, vêtements. L'événement est social, une tradition. Chaque jour, à la même heure, au même endroit, les mêmes villageois…

À l'heure du souper, nous nous réunissons autour de la minitable en bambou portative (et les minis bancs qui viennent avec). Un souper à la chandelle avec le chef du village. Un homme de 67 ans né à Ban Nam Goy et qui y habite toujours. Le vétéran sort une bouteille de laolao (whisky de riz). Tour à tour, il nous offre un verre. Pendant que nous buvons et mangeons, nous lui posons des questions sur la vie au village, les tâches dans les champs, le bain quotidien, les traditions, l'âge du mariage, l'école, etc.

Je ne comprends évidemment pas ce que dit l'homme. Mais, pour une raison que j'ignore, je bois ses paroles, comme si j'étais absorbé par un vortex. Tout ce qui existe autour du vétéran disparaît dans ma tête. La seule chose que je vois, c’est son visage faiblement éclairé par les chandelles. Ses yeux sont creux et ténébreux; ses rides, minces; ses lèvres, tremblantes. À son tour de poser des questions. On change subitement de registre : nom, âge, emploi, statut matrimonial. Journaliste, ingénieur, chargée de projets; nos réponses semblent fasciner l’homme. L'instant est magique, unique.

Après une bonne nuit de sommeil, lever à 5 h pour visiter le village. On sent encore les traces de l’orage qui s’est déchaîné durant la nuit. L’humidité est écrasante, les lourds et bas nuages se retirent à la laotienne, c’est-à-dire len-te-ment. Les hautes collines verdoyantes ceinturant le village font leur apparition.

Un rapide 360˚ me donne le vertige. Ban Nam Goy (avec ses 14 maisons en bois et en paille) survit seule, au beau milieu de cette enclave montagneuse, coupée du reste du monde. Je me suis souvent retrouvé au beau milieu de nulle part, mais jamais auparavant je n’avais senti que j’étais aussi profondément vissé au beau milieu de ce nulle part.

Le village se réveille. Le rythme lambin : les porcs, lourdauds, reniflent le sol à la recherche de je ne sais quoi, les canards, patauds, déambulent très maladroitement vers la rivière, les buffles d’eau, massifs, flânent dans la rivière devant le village. Même les coqs ont l’air sur le Prozac.

Nous reprenons la route après avoir remercié le chef, les femmes et les enfants pour leur accueil et hospitalité. Dans six heures, nous serons de retour dans la civilisation. Dans six heures, les habitants de Ban Nam Goy seront toujours là, oubliés en pleine jungle. Simple constatation, mais sensation étrange et complexe.

Alors que je suis encore perdu dans mes pensées, je me fais brusquement réveiller par la dure réalité : ces #%*#&@@!% de sangsues. La veille, c’était de la petite bière. Nous avions marché 40 minutes en territoire ennemi. Aujourd’hui, nous en avons pour près de trois heures. Je comprends maintenant pourquoi le guide avait refusé de nous exposer le plan de match du jour avant le départ.

 

Trois heures dans un beau sentier bien boueux en raison des précipitations de la nuit, à inspecter nos chaussures toutes les 30 secondes pour chasser ces créatures immondes. Constatant que la technique du bâton ne fonctionne pas très bien, je tente une nouvelle stratégie. Enlever la sangsue avec ma main et une feuille. Je protège ma main avec la feuille et enlève le démon assoiffé. La sangsue est emprisonnée dans la feuille dont je me débarrasse aussitôt. Pour une raison que j’ignore toujours, la sangsue réussit à se tourner sur une « 10 cennes », à sortir de la feuille et à rester collée sur mon pouce. Je secoue mon bras vivement pour m’en débarrasser, rien à faire. Elle est bien ancrée et s’apprête à commencer son travail de succion. Travail qu’elle n’aura jamais le temps de finir puisque sa vie se terminera quatre secondes plus tard sur le premier arbre rencontré. Je venais peut-être de me fouler le pouce, mais j’étais enfin débarrassé de la sangsue!

 

Nous nous éloignons de la rivière pour dîner. Hors de question que les sangsues soient invitées pendant que nous nous délectons sur les feuilles de palmier. Seul problème : nous posons nos pénates non loin de la zone résidentielle d’un insecte qui a toutes les apparences d’un bourdon. Des centaines d’énormes mouches laides et bruyantes qui nous tournent autour et qui vont même jusqu’à s’inviter sur nos feuilles de palmier et sur notre nourriture. Nous plierons finalement l’échine contre ce nouvel adversaire coriace. Nous avalons à la vitesse de la lumière et nous partons au bout de dix minutes, non sans avoir abandonné la moitié de la nourriture.

 

Nous quittons les bourdons tout en sachant que nous retournons dans l’antre des sangsues. La dernière partie du trajet qui nous ramène vers la civilisation est parsemée d’un nouvel obstacle : un sentier souvent complètement obstrué par l’épaisse végétation. Je me sens comme Little Mac dans le jeu vidéo Punch-out! qui se retrouve devant un adversaire toujours plus coriace chaque fois qu’on gagne et qu’on progresse dans le jeu.

 

Pendant que le guide à la machette se démène avec son instrument pour créer un semblant de chemin (la plupart du temps juste assez gros pour nous permettre de nous contorsionner entre les arbres), nous recommençons la danse de Saint-Guy derrière lui pour éviter les sangsues. Heureusement, cet « Édouard aux mains d’argent » est d’une efficacité redoutable. Sans ses talents d’élagueur, nous y aurions probablement laissé notre peau. Nous avons fini par sortir de la jungle et retrouver la route au bout de quelques heures.

 

Merci à la jungle laotienne de nous avoir permis de sortir vivants de sa gueule. Et, surtout, merci aux sangsues et à la végétation. Grâce à mes pas de danse de Saint-Guy et mes nombreuses contorsions forcées entre les branches, je suis devenu un pro du jeu Dance Revolution. Le jour où je serai sacré champion du monde du jeu, j'aurai une petite pensée pour la jungle du nord du Laos!

 

GUIDE DE DÉPART

Où :
région du Luang Nam Tha, Laos
Quand y aller :entre novembre et février. Période de l’année où il pleut le moins et où la chaleur n’est pas trop accablante.
Coût 
Avion :atterrir directement au Laos est très onéreux (environ 2 000 $), peu de compagnies aériennes offrant la liaison jusqu’à Vientiane, la capitale. On suggère de voler jusqu’en Thaïlande (entre 1 000 $ et 1 200 $) et de se rendre au Laos par voie terrestre.
Bière locale :1,25 $
T-shirt souvenir :entre 3 $ et 5 $
Hébergement :très abordable, surtout en saison basse (d’avril à juin). Dans la région de Luang Nam Tha, et partout dans le nord du pays, à l’exception de Vientiane (15 $-20 $) et Luang Prabang (10 $-15 $), la fourchette de prix oscille entre 5 $ et 8 $ en occupation double. Encore moins pour les experts en négociation.
Repas : entre 2 $ et 3 $
Transport : environ 10 $ pour les neuf heures entre Luang Prabang et Luang Nam Tha. Environ 15 $ pour les 19 heures entre Vientiane et Luang Nam Tha.

Pourquoi y aller 
: l’écotourisme se développe au Laos. Une partie du prix payé aux compagnies qui offrent des randonnées avec nuitées dans des villages isolés va directement aux villageois. Pour ces populations, il s’agit souvent de la seule entrée d’argent extérieur possible, l’agriculture de subsistance est la seule option qui existe dans la région.

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