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  • © Gary Lawrence

Cap Tourmente : randonner avec les oies

En arrivant au cap Tourmente, j’avais le choix entre le Moqueur-chat, le Souchet et le Bois-sent-bon. Mais c’est finalement sur le sentier la Cime que j’ai jeté mon dévolu : en voyant sur la carte que son parcours grimpait sans cesse, je me suis dit que, de là-haut, j’aurais sans doute droit à un ou deux chouettes panoramas. Une fois tout au bout, je m’en suis félicité : la majesté du décor m’a asséné un de ces crochets… Tabernache, quelle vue !


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Du haut du promontoire nullement superfétatoire qui clôt ce sentier, je domine tellement le fleuve que j’ai l’impression que je pourrais m’envoler à tout instant comme une outarde. Devant moi s’écoule le Grand Brun automnal, puissance liquide en apparence stable, assombri par l’ennui de ses riverains qu’il charrie et tavelé de taches ombrageuses qui reflètent les humeurs rageuses d’un octobre pandémerdique.

Plein est, on sent l’envie irrépressible de ce Charlevoix qu’appelle un Saint-Laurent sans fin ; plein sud s’éparpille le chapelet d’îles où s’agglutinent celles de l’archipel gruois et où me nargue Grosse-Île, l’« île de la Quarantaine », où tant d’Irlandais sont demeurés confinés au XIXe siècle, comme pour me rappeler ma propre réalité. Puis, vers Québec s’étire l’île d’Orléans et ses 42 milles de choses tranquilles, dont la placidité est aujourd’hui troublée par la présence de 30 000 oies en pleine séance de gavage de scirpe, droit devant, sur les battures du fleuve.


© Gary Lawrence

Après ces années covidiennes où plusieurs de nos repères ont été bousculés, un peu de régularité fait du bien. Celle de l’émergence renouvelée des couleurs automnales en fait partie ; celle du retour des grandes oies des neiges aussi. D’octobre à novembre, ces blanches filles du solstice déferlent ici par centaines de milliers, dans une admirable cacophonie de whouk ! de kowk ! et de whonk ! — sortes d’aboiements répétitifs et aériens qui résonnent incessamment. Sans relâche, ces danseuses ailées ajoutent de sublimes notes blanches au bleu gris de l’étale du fleuve et au canevas multicolore des forêts, en pleine poussée de pointillisme.


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Bon an, mal an, cette forme de tourisme aviaire est loin de battre de l’aile, quand des contingents d’oies quittent le Nunavut et le Nunavik pour gagner leur destination-sommeil américaine, en faisant escale ici pour faire le plein. Pour aller à leur rencontre, inutile de consulter le dernier bulletin météo : qu’il pleuve comme vache qui pisse ou que le temps s’oie au beau fixe, c’est l’oie du plus fort qui l’emporte toujours sur l’oie de Murphy.


© Gary Lawrence

En plus de susciter l’admiration par la force de leurs migrations, ces grandes dames ailées à la robe blanchément plumée donnent l’exemple à bien des égards. D’abord par leur persévérance : dès le premier jour de leur existence, elles peuvent plonger, nager et marcher sur une distance de 30 km en quatre jours ; une fois adulte, elles sont à même de franchir d’un seul trait 1000 km en vol à des vitesses de pointe de 95 km/h, sans jamais poser patte au sol.

Ce n’est pas tout : deux fois par année, elles franchissent la bagatelle de 4000 km. D’abord l’automne, de leur aire de reproduction du Grand Septentrion à leurs quartiers d’hiver (du New Jersey jusqu’aux Carolines), et inversement au printemps. Peu importe la saison, on ne se lasse pas de les voir fendre les flots du ciel par la proue de leur voilier formé de 35 à 1000 individus.


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Fidèles au poste, elles le sont aussi en amour : les couples d’oies des neiges se forment pour la vie. Pas de batifolage à gauche et à droite comme la plupart des espèces animales — humains compris —, pas de polygamie rampante comme trop de bêtes à deux ou à quatre pattes. En outre, les papas sont de véritables oiseaux roses puisqu’ils s’occupent autant des oisons que le fait leur douce moitié, pendant la première année de vie de ces derniers. À l’âge de six semaines, les mouflets en duvet peuvent déjà prendre leur envol et s’offrir leur première migration — parlez-moi d’un entraînement expéditif !


© Gary Lawrence

On peut se rincer l’œil et assister aux prestations animées de ces visiteurs emplumés en maints endroits, au Québec : Baie-du-Febvre, Côte-du-Sud, Montmagny, L’Isle-aux-Grues, rive sud du lac Saint-Pierre… Les oies se plaisent également à longer la rivière Richelieu jusqu’au lac Champlain ou à participer au mouvement Occupy Rhizomes à l’intérieur des terres, que ce soit au réservoir Beaudet, près de Victoriaville, ou à l’étang Burbank, à Danville — ce qui rend furax plus d’un fermier, mais plus relax tous ceux et celles qui sont épris de l’envie de les observer.


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Cela dit, rien n’arrive à la cheville du cap Tourmente, en matière de sites d’observation. Pour citer un ornithologue de renom qui préfère sans doute taire son nom : « S’il fallait détruire tous les sites d’observation des oiseaux du Québec et n’en garder qu’un, il faudrait que ce soit cap Tourmente. » Car l’endroit forme le plus important refuge au Canada pour cette espèce, qu’elle utilise depuis toujours comme aire de repos pendant ses migrations.

Devenu réserve nationale de faune en 1978, cap Tourmente a par la suite été désigné premier site Ramsar (une « zone humide d’importance internationale ») en Amérique du Nord. Et sur les quelque 700 000 oies des neiges recensées dans le monde, on peut en dénombrer jusqu’à 100 000 en une même journée, sur les 10 km de rivages boueux du cap Tourmente.

Quand on pense qu’il y a 100 ans, la population mondiale de la Grande Oie des neiges était évaluée à 3000 individus, il y a de quoi caqueter de satisfaction et… se réjouir de ce que, même lorsque la planète entière est sens dessus dessous à cause de milliards de sales petites bestioles, il en existe de plus grandes pour nous rappeler que certaines bonnes et charmantes choses ne changeront pas de sitôt.


Ce texte est tiré de Fragments d'ici, 25 récits pour (re)découvrir le Québec, par Gary Lawrence, Éditions Somme toute, 2021, 168 p.


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