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  • © Grand Défi Pierre Lavoie

Le Grand Défi Pierre Lavoie vu de l'intérieur

Quand notre collaboratrice s’attaque aux 1000 km du Grand Défi Pierre Lavoie, il n’y a ni longueurs, ni langueur. Récit haletant de ce célèbre événement caritatif, vu de l’intérieur.

Un jour, fin mai 2016, je reçois un courriel de Martin Balthazar, vice-président à l’édition du Groupe Ville-Marie Littérature.

J’ai rencontré Martin une fois, deux secondes au Salon du livre de Montréal. On s’est serré la main en vitesse, assez pour que je retienne un regard allumé de farfadet hyperactif, et puis je n’ai plus jamais entendu parler de lui.

Jusqu’à ce message : « Il manque quelqu’un dans notre équipe pour faire le Grand Défi Pierre Lavoie, c’est dans trois semaines, veux-tu être des nôtres? »

Oui.

Je n’ai pas réfléchi. Surtout pas. Trop de réflexion tue l’action, tout le monde sait ça.

1000 km… De La Baie à Montréal, de jour et de nuit, jusqu’au Stade olympique.

À tenter de suivre un quinquagénaire au regard bleu métal et aux mollets d’airain, qui carbure à Where the Streets Have No Name, l’hymne jusqu’au-boutiste de U2, qui a battu le record du monde de sa catégorie au Ironman de Kona (Hawaï), qui traverse le lac Saint-Jean à la nage, et qui a perdu deux enfants, victimes de l’acidose lactique.

Deux enfants…

Un gars qui dérange, aussi.

Ça, c’est dans l’ordre des choses. Tous les nageurs le savent, on n’avance pas sans créer des remous.

Donc, oui.


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J’ai pédalé trois fois depuis la fonte des neiges. Autrement dit, rien. Mais je sors tout juste d’un entraînement de cinq mois pour le marathon que je viens de courir, je sais donc que je devrais m’en tirer pas pire du côté de l’endurance.

Mes coéquipiers? Je ne les ai jamais rencontrés. Sauf celui qui a été assez fou pour recruter une fille dont il ne sait rien. Je vais partager cette aventure avec de parfaits inconnus, quatre gars : Hugo Delaney, notre capitaine, Jean Péladeau, Alexandre Tardif et Martin Balthazar.

Je suis la seule fille.

Trop tard, j’ai dit oui.

© Grand Défi Pierre Lavoie

On va aussi partager un VR (véhicule récréatif), qui nous servira de camp de base mobile au fil des jours et des nuits. Un petit espace dans lequel on sera les uns sur les autres à manger, à se changer (les uns devant les autres), à essayer de se voler une heure de sommeil, recroquevillé sur une banquette. Une seule toilette.

À la pensée de partager tant d’intimité avec quatre gars dont je ne sais rien, je l’avoue, j’ai failli renvoyer un autre courriel où j’inventerais une grand-mère à l’agonie.

Ah ah, trop tard, fille, t’as dit oui.

Je rencontre mes compagnons de route pour la première fois le jour du grand départ, dans le stationnement du Journal de Montréal, par une caniculaire fin de journée. Pressée par le temps, j’arrive d’une réunion de travail en petite robe noire, talons hauts, mon sac d’équipement sur le dos et mon fidèle Kuota XX-Small à mes côtés.

Comment dire? Si j’avais été eux, j’aurais peut-être été sceptique devant le spectacle de la fille qui débarque en robe cocktail pour un défi de 1000 km en vélo.


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S’ils ont douté de moi — le grand Jean, fou de vélo, Hugo le pince-sans-rire, Alex le footballeur gentleman et Martin le farfadet bionique —, ils ont eu l’élégance de ne pas le laisser paraître.

En route vers La Baie, c’est autour d’un sac jumbo de Cheetos jaune-orange qu’on fait connaissance, comme il se doit. Hugo, notre capitaine, répartit les étapes. Il faut toutes les rouler, sans exception, et certaines exigent notre participation à tous. En bref, on ne va pas se pogner le beigne.

Alex nous sert de chauffeur, ce qui évite aux rouleurs d’avoir à prendre le volant après une étape, mais ce qui nous prive aussi d’une paire de jambes fraîches. En équipe réduite, on va devoir se taper plus de kilomètres chacun. Les mains jaune-orange jusqu’aux coudes, les gars m’offrent d’alléger ma charge.

Non (on ne peut pas toujours dire oui).

Merci les gars, mais j’ai dit oui, je vais rouler ma part.

Ils ont le bon goût de ne pas insister.

© Grand Défi Pierre Lavoie

Le grand soir arrive enfin. On est mille devant les estrades du quai de l’Escale, à Saguenay, fébriles comme dix mille. On a inspecté nos pneus, vérifié nos trousses, bu de l’eau (trop, maudit), attaché nos casques et, à califourchon sur nos bikes, tout ce qu’on veut, c’est se mettre à pédaler.

Quand Pierre Lavoie s’adresse à la foule — ils ont gardé le plus électrisant pour la fin, les maudits —, on est primés comme des purs-sangs devant la gate de départ de Blue Bonnets.

Pour la première fois, le Saguenay à nos pieds, dans la brunante d’un soir d’été juste parfait, on se met en branle, à travers la ville Where the Streets Have No Name, portés par les gens qui nous tendent la main pour des high five énergiques et pleins d’enthousiasme.

On n’a fait aucun effort physique encore et j’ai le cœur qui palpite si fort que j’ai peur que mon maillot se déchire.

Hugo et Jean partent rouler la première étape : 125 km de Saguenay à Baie-Saint-Paul. Je sais qu’ils se taperont ensuite la seconde, et qu’ils vont devoir grimper la fameuse côte des Ha! Ha!, celle qui tue les cyclistes… Les paris sont pris sur « qui » restera en selle.

Aucun des miens ne mettra pied à terre.

Peinards (pour le moment), Martin, Alex et moi prenons la route en VR. Au volant, Alexandre, notre ex-joueur du Rouge et Or, subit les assauts de notre concours de iPod; Frankie Valli n’a jamais aussi bien sonné que dans les montagnes de Charlevoix; « you’re just too good to be true ».

Moment parfait.

De Baie-Saint-Paul à La Côte-de-Beaupré, la côte est si raide et si longue en descente que Jean fait exploser ses roues. Ensuite, c’est mon tour, jusqu’à Sainte-Catherine-de-la-Jacques-Cartier. On roule, vite. Toute mon attention est monopolisée par les roues de ceux qui m’entourent. Pédale, garde ta distance, juste assez, pédale.


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Je suis tellement concentrée sur la route, terrorisée à l’idée qu’une seconde d’inattention fasse chuter tout le monde, que je ne vois rien d’autre que la roue de celui qui me précède. Du camion qui ouvre la route, j’entends la voix de la chic Josée Lavigueur, qui nous répète : « Le paysage est magnifique, surtout, ne le regardez pas »!

Focus, focus, focus.

On se relaie les uns les autres, de plus en plus fatigués, de plus en plus sales, le cul en compote. On mange bien et tout le temps, des gouffres sans fond. On ne dort pas, ou alors très mal, vingt minutes, deux heures, recroquevillés sur un banc, quand ce n’est pas carrément à terre. Partout, les gens sont magnifiques, généreux, encourageants.

Le moral tient bon, et aucun de nous ne perd ni son humour ni sa vaillance. Alex, cette âme bienveillante, est partout, gonflant un pneu, tendant une bouteille d’eau remplie, toujours au bon moment, toujours souriant, réconfortant. Si Hugo est un formidable capitaine, Alexandre est la cohésion de notre équipe.

Quelque part dans le coin de Louiseville, le convoi s’arrête pour manger dans une école. Je n’en peux plus de puer, je me faufile dans le vestiaire de l’aréna sans me rendre compte que je suis du côté des gars. Une dizaine d’autres filles ont eu la même idée, et nous voilà toutes flambettes à savourer la douche délicieuse, nous foutant éperdument qu’on puisse nous voir dans notre plus simple appareil.

Dans un 100 km de nuit, je sens une main chaude qui me pousse dans le dos alors que la fatigue me rattrape. Je reprends vie. À l’arrivée, presque à l’aube, alors que je suis transie de froid et d’humidité, je vois Martin et Alexandre à travers la brume. Ils m’attendent avec une couverture et un chocolat chaud, solidaires, alors qu’ils auraient pu grappiller quelques minutes de précieux sommeil dans le VR, au chaud. Je les aurais épousés tous les deux, sur-le-champ.

© Courtoisie Geneviève Lefebvre

Et puis, un coup de pédale à la fois, à travers les villages et les champs du Québec, on arrive à Montréal, le cœur gros parce que c’est déjà fini. De Verdun au Stade olympique, je le jure, nous avons tous ralenti. Pas de fatigue. Juste pour faire durer le plaisir de rouler ensemble, roue contre roue.

Bien sûr, il y a l’émotion de l’arrivée, grandiose, au Stade. Bien sûr, il y a tous ces enfants qui bénéficieront des retombées économiques du Grand Défi avec des sorties sportives, de l’équipement, des installations.

Mais ce que je retiens de ce Grand Défi avec les gars — avec mes gars —, c’est l’attention que nous avons portée les uns aux autres, tout au long d’une aventure exigeante, mais ô combien gratifiante. Au fil de la route, on était devenus les mousquetaires d’une même équipe, soudée.

Et je me dis que, s’il y a une chose dont vont bénéficier ces enfants des écoles défavorisées pour qui on a roulé, c’est bien ça, ce sentiment incroyable de partager l’effort avec d’autres, pour qu’eux aussi fassent partie d’une équipe.

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