Rechercher dans le site espaces.ca
  • Crédit: long8614

Drame sur la Pomme

Le 10 mars dernier, Philippe Eynaudi chutait fatalement alors qu’il escaladait la Pomme d’Or, une cascade de glace de renommée internationale, située dans le parc des Hautes-Gorges-de-la-Rivière-Malbaie. Voici la chronologie d’un véritable drame.

Philippe Eynaudi était un grand passionné de verticalité et son objectif ultime cet hiver était de grimper la Pomme d’Or, une voie de 350 m de hauteur au cœur du parc des Hautes-Gorges-de-la-Rivière-Malbaie. Accessible uniquement après une approche de 30 km à ski ou en raquettes, que l’on peut raccourcir à 16 km avec l’aide d’un transport à motoneige, la voie nécessite une imposante logistique qui prend souvent l’allure d’expédition. Philippe s’était entrainé tout l’hiver sur les cascades glacées de la Gaspésie et de Charlevoix, où il avait d’ailleurs ouvert, quelques semaines plus tôt, une nouvelle voie impressionnante sur le mont Gros Bras.

La veille de leur ascension, Philippe et son partenaire Antoine (nom fictif, car il souhaite demeurer anonyme) se sont fait transporter par motoneige aux limites du Parc, d’où ils ont poursuivi à pied jusqu’au bas de la Pomme d’Or. Après une nuit sous la tente, ils se sont levés au petit matin et ont quitté leur campement à 4 h 30. Leur but : grimper la voie rapidement, puis descendre pour repartir à la maison le jour même. Vers 6 h 40, Philippe et Antoine entament leur ascension, gonflés à bloc.

Les 100 premiers mètres ont été avalés à grande vitesse, facilités par le niveau élevé d’habileté des deux grimpeurs. La section suivante, une rampe oblique d’environ 70 mètres, n’offre guère plus de résistance au duo, si bien qu’à 9 h 15 ils étaient rendus au pied de la difficile section verticale.

Au même moment, André Binette et sa conjointe Anne-Isabelle Cuvillier arrivent au Relais des Hautes-Gorges où ils embarquent avec Rhéal Séguin, leur « fidèle partenaire motoneigiste » afin de se faire déposer, eux aussi, aux limites du Parc. Le couple désire également gravir la réputée cascade de glace et les deux grimpeurs n’en sont pas à leurs premières armes, l’ayant gravie à quatre reprises auparavant. « Cela devait être notre dernier projet de la saison », relate André Binette.

Pendant que Philippe se prépare à entamer la section verticale, Antoine l’avertit de faire gaffe, car cette prochaine section est délicate en raison de la formation de glace en choux-fleurs, ce qui rend la pose de vis compliquée. Antoine sait de quoi il parle puisqu’il a grimpé cette même partie la fin de semaine précédente. Philippe s’engage néanmoins avec assurance. Il progresse bien et pose une première vis afin de protéger une chute potentielle puis continue. Après plusieurs mètres, Antoine constate que Philippe n’a toujours pas posé de seconde vis et se dit que c’est certainement à cause de la piètre qualité de la glace. Quelques instants après, il voit Philippe tomber tête première dans le vide. Malgré ce qui a dû sembler une éternité pour Philippe, le tout s’est passé ultra-rapidement pour Antoine. 

Ce dernier n’a cependant pas aperçu l’impact. Quand il rejoint Philippe, il se rend compte que son ami est inconscient. Antoine tente de le réveiller, mais il ne répond pas. Son visage est tuméfié, résultat évident de l’énorme choc de la chute. Antoine attache Philippe à son harnais afin de le sécuriser et de libérer les deux cordes pour redescendre le plus vite possible au pied de la paroi. Antoine est conscient de ce qui l’attend et sait qu’il doit faire vite, mais avec un corps inanimé à sa charge, les rappels ne seront pas de la tarte.

Le grimpeur entreprend alors une longue et difficile descente, compliquée par la ligne oblique de la voie et le poids de son compagnon inanimé. Antoine est obligé d’installer une « directionnelle », un ancrage qui dirige sa descente dans la bonne direction. Puis il en installe une seconde. Il arrive enfin à un endroit où il peut effectuer un relais et y attache Philippe toujours inconscient. Antoine remonte récupérer le matériel et les directionnelles afin de pouvoir continuer la descente. Le tout prend un temps fou et l’état de Philippe ne s’améliore pas. Lors du dernier rappel, les choses se compliquent encore plus, car le nœud autobloquant d’Antoine se coince.

Vers 12 h 30, André et Anne-Isabelle arrivent au pied de la voie. « Nous voyions la Pomme et un point sur la paroi. C’était un grimpeur dans la seconde longueur, celle qui précède la rampe. » Ils ne se doutent pas qu’il s’agit en fait de deux grimpeurs en fâcheuse position. « Il est bien tard dans la journée pour être si bas, probablement un départ tardif… », se disent-ils. Après avoir poursuivi jusqu’au site de campement, André et Anne-Isabelle décident d’aller déposer leur matériel au pied de la voie afin de faciliter le départ prévu le lendemain. « Il est 13 h 50 et à mi-hauteur dans le pierrier, nous avons entendu un appel à l’aide », dit André.

Plus haut, Antoine n’en croit pas ses yeux. Deux personnes arrivent au pied de la paroi et pourront peut-être lui porter assistance. Tout en assurant la progression d’André qui grimpe pour aller porter main-forte à Antoine, Anne-Isabelle maintient le contact avec ce dernier. Une fois un nouveau relais installé, Philippe est transféré sur les cordes d’André et descendu au sol où Anne-Isabelle a aménagé une plate-forme pour le blessé. Il est 16 h. « Les signes vitaux ne sont toujours pas détectables et semblent inexistants. Antoine a fait l’impossible, mais il faut poursuivre et faire comme s’il y avait encore de l’espoir », mentionne André.

Pendant qu’André et Antoine entreprennent de redescendre Philippe jusqu’au sentier de motoneige de l’autre côté de la rivière, Anne-Isabelle part chercher du secours. Elle a tenté de téléphoner avec son cellulaire, mais aucun signal n’est disponible... Le Parc est si enclavé et reculé que seule une connexion satellite y fonctionne. « Anne-Isabelle a finalement marché 18 km avant de croiser une motoneige qui a enfin alerté le 911 vers 21 h. », explique son compagnon. À 22 h, les ambulanciers et pompiers de Saint-Aimé-des-Lacs arrivent sur les lieux et confirment l’absence de signes vitaux. Philippe est transporté au Centre hospitalier de La Malbaie où son décès est confirmé. L’autopsie révèlera plus tard qu’il est décédé dans les minutes qui ont suivi l'impact, de multiples lésions cérébrales.

Plus d’une douzaine d’heures se sont écoulées entre la chute de Philippe Eynaudi et son arrivée à l’hôpital. Un délai interminable dans ce genre de situation. Ce drame soulève plusieurs interrogations sur le manque de communication dans ce parc national. Notamment sur l’absence d’un téléphone d’urgence au chalet principal du Parc. Nancy Bolduc, directrice du parc des Hautes-Gorges-de-la-Rivière-Malbaie, explique qu’une telle installation serait beaucoup trop coûteuse : « Il nous en coûte 35 000 $ pour la saison estivale en connexion satellite. Payer ce montant pour la saison d’hiver alors que le chalet n’est pas ouvert n’a pas de sens. De plus, il y aurait un problème d’alimentation électrique, car nous fonctionnons avec des panneaux solaires et une génératrice d’appoint. L’hiver, ces équipements ne sont pas en service, explique-t-elle. C’est la responsabilité des grimpeurs de s’assurer d’avoir un moyen de communication fiable lorsque les installations du Parc sont fermées ».

Est-ce que les grimpeurs sont au fait de ces problèmes de communication dans le Parc? « Lorsque les grimpeurs nous appellent ou viennent nous voir pour s’enregistrer, nous leur énonçons la problématique et nous les informons de plusieurs règles de sécurité. Mais cette année, personne ne s’est enregistré à l’administration pour l’escalade de La Pomme d’Or », dit la directrice.

Après vérification sur le site de la Sépaq, les informations concernant l’accès hivernal au Parc ou encore spécifiques à l’escalade de glace sont inexistantes. Ce qui explique peut-être l’absence d’enregistrement cette saison. « Nous avons probablement un travail à faire au niveau de la diffusion des règles du Parc en hiver et des mesures seront prises en ce sens avant la prochaine saison », admet Nancy Bolduc.

Réjean Simard, enquêteur de la Sureté du Québec pour la région de Charlevoix-Est, affirme que selon lui, le protocole a été suivi et qu’une fois l’appel reçu, les secours n’ont pas tardé. « Les pompiers et ambulanciers de Saint-Aimé-des-Lacs ont été prévenus en premier et ils se sont rendus sur place très rapidement. » Réjean Simard ne peut en dire plus puisqu’une enquête est en cours et les détails seront connus avec le rapport du coroner dans quelques mois.

Lorsqu’un tel drame survient, il est habituel de chercher des coupables ou, à tout le moins, des leçons afin d’éviter qu’une tragédie du genre ne se reproduise. Dans le cas présent, aussi ahurissante qu’a été la mort de Philippe Eynaudi, les événements sont essentiellement le résultat d’un accident et aucune intervention extérieure n’en aurait changé le dénouement. Espérons qu’elle saura faire réfléchir les grimpeurs québécois sur leurs responsabilités personnelles lors de ce genre de situations.

Commentaires (0)
Participer à la discussion!