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  • Crédit: Jean-François Lagarde

Monts Groulx, un massif à partager... avec les motoneigistes ?

Considéré comme un îlot arctique en pleine forêt boréale, le massif des monts Groulx abrite des écosystèmes anciens et une flore arctique alpine fragile. Depuis quelques années, ce paradis de la poudreuse est cependant convoité par un nombre croissant d'adeptes de motoneige de montagne. Sports motorisés et conservation de la biodiversité sont-ils compatibles ?

En mars dernier, Emily Hughes et quatre amis sont partis du New Hampshire pour aller skier dans les monts Groulx. Même s’il fallait compter près de 18 heures de route pour s’y rendre, c’était le prix à payer pour vivre une aventure de ski hors-piste en autonomie complète.

Les cinq premiers jours, le séjour de ski se déroule à merveille. La neige est abondante et les paysages, spectaculaires. Équipés d’une tente prospecteur et d’un petit poêle à bois, la bande d’Emily profite pleinement de l’immersion dans la nature et des descentes dans la poudreuse. 

Le sixième jour, un vacarme vient soudain briser le silence des montagnes, alors que trois motoneigistes font irruption dans un secteur qui leur est interdit. « Disons que ça nous a fait sortir de notre bulle de nature sauvage; en un après-midi, ils avaient fait des traces dans tout le secteur ou nous skiions !», explique la randonneuse, qui est aussi directrice de la promotion pour l’école de plein air Kroka, à Marlow, au New Hampshire. Le groupe de skieurs est reparti avec un goût amer de son expérience. 


Conflit d’usage en vue

Depuis 30 ans, la Société des Amis des monts Groulx, un regroupement d’adeptes de randonnée et de ski hors-piste, lutte pour la conservation et la mise en valeur du massif montagneux. Ceux-ci ont notamment fait modifier les plans de coupe de la papetière Kruger pour ne pas nuire aux paysages et aux activités touristiques; avec le temps, ils ont aussi produit des cartes topographiques pour les randonneurs et aménagé des sentiers d’accès dans les montagnes. 

Deux fois par année, ils organisent également les grandes corvées des monts Groulx, qui regroupent jusqu’à une centaine de personnes, afin d’entretenir les sentiers et faire connaître ce « trésor » aux randonneurs. « Nous ne voulons pas développer le tourisme de masse dans ce massif, c’est une terre d’aventure et d’autonomie », explique Martine Cot, une Amie des monts Groulx.  

Michel Denis, le président du regroupement, s’est pour sa part construit un camp au pied des montagnes, où il vit désormais à l’année. Guide de montagne à la retraite, il a travaillé pendant 30 ans à faire découvrir ces « Rocheuses de l’Est » aux randonneurs des quatre coins du globe, et qui demeurent méconnues d'une majorité de Québécois. 

« L’arrivée des motoneiges de montagne crée un conflit d’usage avec les randonneurs, qui sont en quête de silence et de découvertes, dit-il. Nous ne sommes pas contre les motoneiges, mais elles doivent demeurer hors de la réserve
de biodiversité ». 

Depuis 2009, la partie ouest du massif des monts Groulx fait en effet partie de la réserve de biodiversité de Uapishka. La pratique de la motoneige n’est pas proscrite dans ce type de réserve, mais pour protéger une flore arctique alpine particulièrement sensible – dont cinq espèces endémiques –, elle a cependant été interdite au-delà de 800 mètres, sur les sommets dénudés du massif montagneux.

Certains motoneigistes, qui avaient pris l’habitude d’aller aux monts Groulx avant la réglementation, ont cependant continué à visiter les champs de neige au-delà de la limite des arbres. Puis, leur nombre s’est mis à augmenter avec l’arrivée des motoneiges de montagne, ces machines équipées de chenilles 50 % plus longues que celles des motoneiges traditionnelles, et parfois dotées de crampons de 7,5 cm qui peuvent creuser des sillons de plus de 1,50 m dans la neige. Et si on doit compter deux jours de ski pour atteindre les premiers champs de neige des monts Groulx, un motoneigiste peut s’y rendre en moins d’une heure.

Depuis 2013, la popularité de la motoneige de montagne connaît une hausse vertigineuse, au Québec, et les motoneiges hors-piste y représentent maintenant plus de 50 % des ventes. Selon Pierre Lavoie, président de l’Association des motoneigistes du Nord, près de 1 000 motoneiges sont passées dans la réserve de biodiversité, l’hiver dernier. 

Située à plus de 300 km au nord de Baie-Comeau, celle-ci est cependant trop éloignée pour que la réglementation soit respectée… sans entraîner des coûts élevés. Le ministère du Développement durable, de l’Environnement et des Changements climatiques (MDDELCC) a donc misé sur la concertation avec les motoneigistes pour trouver un terrain d’entente. 

Un laboratoire de pratiques durables

La réserve de biodiversité Uapishka fait partie de la réserve mondiale de la biosphère Manicouagan-Uapishka (RMBMU), qui regroupe aussi bien les Innus de Pessamit, les communautés locales et les groupes environnementaux que l’industrie de l’aluminium, les forestières, Hydro-Québec et les autres acteurs socio-économiques des lieux. 

C’est en quelque sorte un « laboratoire de pratiques durables sur le territoire », dit Jean-Philippe Messier, directeur général de la RMBMU. Sous l’égide du MDDELCC, le RMBMU coordonne le comité de gestion de la réserve de biodiversité Uapishka, qui vise à mettre en valeur et à conserver cette aire protégée de 1 382 km2, laquelle couvre près du tiers du massif des monts Groulx. 

Pour gérer le conflit d’usage, ce comité a créé un groupe de travail sur l’encadrement de l'utilisation de la motoneige dans la réserve de biodiversité. Mais les Amis des monts Groulx ont décidé de ne pas y prendre part. « Nous ne voulons pas participer aux discussions pour savoir où passeront les motoneiges de montagne à l’intérieur de la réserve, car elles sont incompatibles avec l’objectif de préservation de la biodiversité », estime Michel Denis. 

Comme l’accès aux montagnes se fait à partir de la route 389, les motoneigistes plaident que le secteur hors de la réserve est trop éloigné, car leurs motoneiges ont une autonomie limitée. Plus éloigné et isolé, ce secteur est aussi considéré comme moins sécuritaire. « Les montagnes sont là pour être partagées, on ne peut pas les réserver pour 150 randonneurs », croit Pierre Lavoie. 

Faute de sentier alternatif pour accéder à l’arrière-pays, le groupe de travail a finalement adopté un protocole. Résultat : les motoneigistes doivent obligatoirement être guidés tout en respectant les corridors d’accès d’un kilomètre de large, ainsi que les conditions de sécurité établies. En principe, ce protocole restreint les rencontres entre les skieurs et les motoneigistes, mais en pratique, il n’est pas respecté, ce qui inquiète de plus en plus les skieurs… ainsi que des acteurs clés de l’industrie de la motoneige. 

Un protocole ignoré

« L'hiver dernier, je suis allé dans les monts Groulx et j’ai trouvé ça terrible: il y avait des traces de chenilles partout, et il n’y avait plus rien à faire pour les skieurs dans certains secteurs; il existe pourtant plein d’endroits sympas, un peu plus loin, où les skieurs ne vont pas », dit Pierre Challier, propriétaire d'Expéditions Nord Québec, une entreprise qui organise des expéditions de motoneige. 

« Les motoneigistes ont accepté et le dossier a été réglé pour de bon», conclut François Guillot.
Selon lui, les motoneigistes qui ne respectent pas les règles mettent en danger la pratique de la motoneige dans la réserve de biodiversité, alors que celle-ci apporte d'importantes retombées économiques dans la région. « On compte beaucoup sur ce protocole pour structurer une offre professionnelle et limiter le nombre d’électrons libres », dit pour sa part Karine Otis, directrice du développement et de la structuration pour Tourisme Côte-Nord.

« Il existe un minimum de règles de civisme à faire comprendre à plusieurs adeptes de la motoneige hors-piste », ajoute Christophe Dandurand, vice-président de l’Association des motoneigistes du Québec. Celui-ci croit que le gouvernement instaurera des règles contraignantes, si la tendance se maintient. 

« Une activité touristique ne doit pas se développer au détriment d’une autre, et surtout pas à l’encontre de la réglementation en cours », renchérit Serge Côté, président de l’Association touristique de Fermont, ville située à près de 200 km au nord des monts Groulx, et où tout le monde possède au moins une motoneige. Selon lui, on devrait encourager les organismes et les autorités en place à développer des accès pour la motoneige hors de la réserve de biodiversité.  Une idée que partagent aussi les Amis des monts Groulx : « Pourquoi donner accès aux motoneiges dans la réserve, alors que les deux-tiers des monts Groulx se trouvent hors de la zone protégée ? », se demande Michel Denis. 

À moyen terme, d’autres sentiers devront être développés pour séparer les usagers afin de minimiser les conflits et améliorer la sécurité, soutient Jean-Philippe Messier. Avec un terrain de jeu de 5 000 km2 (c’est-à-dire la superficie du massif des monts Groulx, soit dix fois celle de l’île de Montréal), « il y a de la place en masse pour que tout le monde ne se marche pas sur les pieds ! », dit-il. 

Pour convaincre les motoneigistes de délaisser la réserve de biodiversité, le RMBMU mise sur la concertation afin de définir le meilleur scénario cartographique. Mais il faudra trouver des fonds pour financer l’aménagement d'un sentier alternatif, si loin de la civilisation. « Si des sentiers sont nés un peu partout au Québec avec l’aide des gouvernements, pourquoi pas ici ? », croit cependant Jean-Philippe Messier. D’ici là, Michel Denis s’inquiète de la suite des choses : selon lui, jamais le MDDELCC n’aurait dû ouvrir cette brèche. « Plus l’achalandage augmente, dit-il, plus il sera difficile de sortir les motoneiges de la réserve de biodiversité ».

Au cours des prochaines semaines, une importante annonce pourrait cependant changer la donne, car le Refuge le Prospecteur – l’un des deux refuges du massif –, deviendrait la station de recherche Uapishka. Financée par le gouvernement et des partenaires privés, celle-ci servira aussi de base de sauvetage, d’accueil récréotouristique, de lieu d’hébergement ainsi que de camp de base pour la pratique d’activités traditionnelles pour les Innus de Pessamit. Ce pied-à-terre gouvernemental devrait aussi faciliter la mise en place et le respect du protocole au cours des prochaines années, d’autant plus que la majorité des motoneigistes en visite logeaient au Refuge le Prospecteur. 

C’est le Centre de contrôle environnemental du Québec qui fera respecter le protocole sur le terrain. Comme c’est le premier conflit d’usage à surgir dans une réserve de biodiversité – un concept récent au Québec –, le MDDELCC doit mettre en place des méthodes de gestion pour gérer ces situations, explique Dominic Boisjoli, qui note que ce statut assure la protection de la biodiversité du massif des monts Groulx en interdisant les activités industrielles d’exploitation des ressources.

La petite histoire de la réserve de biodiversité des monts Groulx

Crédit: Jean-François Lagarde

Le concept de réserve de biodiversité a été adopté en 2002 par le ministère du Développement durable, de l’Environnement et des Parcs, ancêtre de l’actuel MDDELCC. But du concept : protéger la biodiversité en soustrayant un territoire aux activités industrielles, tout en y permettant la pratique de loisirs ainsi que les activités sportives et de villégiature. « Ces activités sont autorisées à condition qu’elles ne nuisent pas à la protection de la biodiversité », explique Dominic Boisjoly, responsable de la planification du réseau d’aires protégées de la Côte-Nord et de la Gaspésie, au MDDELCC. 

C’est en 2009 que les premières réserves de biodiversité ont obtenu un statut de protection permanent, au Québec. Pour le MDDELCC, « la création de la réserve de biodiversité Uapishka vise la protection d’un massif montagneux où la succession végétale s’étend de la forêt boréale à la toundra. De plus, les sommets des monts Groulx peuvent être comparés à un îlot arctique en pleine forêt boréale. On y retrouve des espèces menacées, vulnérables et susceptibles de le devenir, ainsi que des espèces rares, sous ces latitudes. Les paysages grandioses de ces montagnes expliquent aussi le choix de ce site. »

Pour mesurer les impacts de la pratique de la motoneige et de la randonnée pédestre dans la zone des sommets de la réserve de biodiversité Uapishka, un programme de suivi écologique a été mis sur pied par le MDDELCC. À l’été 2015, 17 placettes d’inventaire ¬– des sites ciblés repérables par GPS – ont ainsi été installées là où des impacts étaient appréhendés. Depuis, huit placettes ont été affectées par les activités dans le parc, soit quatre par la motoneige, et quatre autres par la randonnée pédestre. L’émission des autorisations de circuler en motoneige est conditionnelle au respect du protocole et aux résultats du programme de suivi des impacts.

L'exemple du parc national des Monts-Valin

Crédit: Christophe Dandurand

Le cas du parc des Monts-Valin démontre qu’il est possible de segmenter l'utilisation du territoire, de concert avec les motoneigistes. Il y a quelques années, un sentier de motoneige de 15 km traversait ce parc national.

« L’achalandage augmentait chaque année, ce qui créait des conflits d’usage et bloquait nos ambitions de développement », souligne François Guillot, le directeur du parc.

Pendant près de cinq ans, le conflit s’est poursuivi malgré plusieurs rencontres pour trouver un terrain d’entente.

Puis, en 2009, le ministère du Développement durable, de l’Environnement et des Parcs a finalement pris la décision d’interdire les motoneiges dans les parcs. Des sommes ont alors été investies pour produire un plan de mise en valeur de la motoneige et développer des sentiers alternatifs.

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