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La soif du risque

La vie est parsemée de risques. Tous les jours, nos choix nous confrontent à des dangers plus ou moins élevés. Malgré tout, il nous arrive fréquemment d’entreprendre volontairement de nouveaux défis pour nous mesurer à des obstacles parfois démesurés! Mais qu’est-ce qui pousse à nous lancer dans ces folles aventures? Scientifiques, penseurs et sociologues se sont penchés sur la question pour tenter de comprendre cette recherche du risque qui fait de plus en plus d’adeptes. Depuis les années 80, le monde de l’aventure s’est progressivement transformé en industrie avec ses festivals, ses salons et ses magazines. Le sociologue français David Le Breton – auteur de La Sociologie du risque et de Passions du risque – a trouvé les mots justes pour définir la situation : « Socialement valorisées, les prises de risques construisent les nouveaux héros de la modernité. La nouvelle aventure est la version plein air des émissions de téléréalité ». En 20 ans, notre rapport au risque a beaucoup évolué!

Risque, plaisir et dopamine

Médecin-chef de la section Facteurs Humains de la marine française à Toulon, Bruno Sicard a réalisé plusieurs études pour tenter de comprendre ce qui motive les passionnés d’aventures extrêmes. Menées auprès d’adeptes de sensations fortes, ses recherches ont démontré que le goût du risque procède de la même façon que la recherche de sensations de plaisir. Devant un comportement plaisant (ou à risque!), – un bon repas par exemple (ou un saut en parachute!) – le cerveau sécrète de la dopamine. Cette molécule nous donne alors un signal associé au plaisir que l’on cherche ensuite à reproduire.

Cette dopamine est bonifiée par la présence d’une hormone masculine : la testostérone. Les hommes sont donc plus prompts à se lancer dans des entreprises périlleuses. Chimiquement parlant, les hommes et les femmes n’ont donc pas les mêmes prédispositions par rapport au danger. Sans compter que la progestérone (hormone féminine) provoque l’effet inverse! Mais, peu importe, les deux sexes évoluent aujourd’hui dans des sociétés où règles et garanties réduisent de beaucoup les risques. Ainsi, les hommes et les femmes ressentent le besoin de stimuler leur niveau de dopamine.

Urgentiste et médecin d’aventure, Régis Garrigue fait partie de ces gens pour qui le risque n’a plus aucun secret. Depuis 15 ans, il lie travail et passion en exerçant son métier dans des sphères d’activités inusitées tels les voyages d’aventure. Aujourd’hui président de Help Doctors, une ONG médicale, Régis Garrigue croit que le choix du risque répond à un besoin d’engagement, à un désir profond d’aller au bout des choses et aussi à une grande curiosité. L’aventure constitue « un hymne à la vie » : une occasion inégalée de remettre en cause ses connaissances et une chance inouïe de se sentir vraiment vivant.

Rite de passage moderne

David Le Breton étudie depuis longtemps l’origine d’un tel penchant pour l’aventure. À travers ses écrits, il a tenté de démystifier ce qu’il qualifie de « nouvelle religion des temps modernes ». Selon lui, les aventuriers sont devenus « les nouveaux notables de sociétés paradoxales qui font de l’approche et de l’esquive de la mort, une source suprême de signification et de valeur! ». L’aventure serait dorénavant une nouvelle façon de se définir et de donner une mesure à sa vie.

Cette soif du risque, David Le Breton la compare à l’ordalie : un rite judiciaire médiéval par lequel le destin de l’accusé était remis aux mains du divin. Le sociologue compare cette ancienne pratique au comportement des aventuriers qui remettent régulièrement leur vie entre les mains du hasard. Un choix qui serait dû au manque de cohésion sociale : « Lorsque les comportements ordaliques se multiplient (…), sous la forme d’une remise de soi au destin en prenant le risque de la mort (…), ils traduisent le décousu du sens et des valeurs collectives ».

Ironiquement, le risque acquiert ses lettres de noblesse dans une société hantée par le besoin de sécurité. Bardé d’assurances vie, habitation, auto, voyage, etc., on accepte néanmoins de se jeter dans la gueule du loup le temps venu. On « charme la mort » pour tester notre « garantie »! Quoi de mieux que de mettre à l’épreuve délibérément la mort pour s’en affranchir?

Le psychologue sportif Bruno Ouellette ne s’étonne pas d’un tel constat. Cet intense besoin de se sentir en vie viendrait d’une quête de sens, d’une quête de soi, du besoin de se découvrir et de se dépasser. « On explore les frontières pour se donner des repères » dans un monde qui ne nous en fournit plus. À défaut de modèles, on se fait soi-même légende. Taquiner de cette façon l’inconnu serait propre à nos sociétés qui se définissent à travers le besoin de performance à tout prix, ainsi que de notre sentiment d’urgence qui valorise le moment présent.

S’opère alors une transformation qui nous permet de voir la vie sous un nouveau jour. Plus qu’un rite de passage, l’aventure est un moment de recueillement qu’on s’accorde pour toucher au monde du sacré. Le risque devient une voie de salut qui nous permet de reformuler notre rapport à la vie et à la mort. Selon David Le Breton, « les expériences de survie sont aussi des tentatives de conjurer la peur de l’avenir en mimant la catastrophe, c’est-à-dire en prenant l’initiative et le contrôle ».

Monter pour raconter…

Pour Bruno Ouellette, il existe deux types d’adeptes du risque : ceux qui épousent le risque par passion et ceux qui embrassent le danger par obsession. Les premiers s’élancent vers l’inconnu telle une voie de croissance. Le risque est pour eux une façon de vivre, une façon d’être et ils choisissent des dangers balisés. Les seconds affrontent le risque en s’attachant plutôt aux résultats. Leurs motivations sont extérieures à eux et ils s’attardent au paraître et aux conséquences de leurs gestes. Ceux-ci tendent aussi vers des dangers moins raisonnés et souvent plus risqués, pour s’attirer la gloire.

Conférencier et alpiniste, Maxime Jean admet avoir le désir de repousser ses limites et de taquiner le risque... mais toujours avec humilité. Pour lui, l’aventure est une affaire de risques certes, mais aussi de risques calculés. Devant chaque nouveau défi, il étudie la montagne avec circonspection. S’il a choisi de se lancer dans des entreprises aussi risquées que l’Everest, le Cho-Oyu ou le K2, il l’a fait en sachant s’écouter, en connaissant ses limites et, surtout, en ayant l’humilité de renoncer le temps venu. Il n’a donc pas l’impression de jouer avec sa vie, mais plutôt de répondre à un besoin viscéral dans les limites du possible. C’est ainsi à juste titre qu’il rappelle les sages paroles de l’aventurier Ed Viesturs : « Le sommet est optionnel, mais le retour obligatoire! ».

Guide de montagne, photographe et alpiniste, Jean-Pierre Danvoye ne voit pas les choses autrement. Même si cet amoureux des montagnes s’est mesuré aux plus hauts sommets, jamais il ne se qualifie de casse-cou ou n’a l’impression de jouer avec sa vie.  Bien qu’il vibre au rythme de nouveaux horizons, Danvoye choisit ses obstacles en respectant toujours ses capacités.

Au terme de leurs expériences hors du commun, chaque aventurier se raconte différemment, mais tous disent la même chose : ils choisissent l’aventure par attirance et non pour la notoriété. C’est le désir de vivre intensément et d’aller au bout des choses qui les habitent. Pour chacun, l’aventure est un concentré de vie en mode accéléré. Un rêve qu’ils traversent pour transmettre l’expérience acquise entre joies et peines, entre euphorie et désespoir. Pour Régis Garrigue, c’est une manière d’être : une façon de s’amuser et de conserver un rapport ludique à la vie.

Le besoin de se libérer des contraintes du quotidien tiraille ces aventuriers et, comme l’exprime Jean-Pierre Danvoye, ils s’ouvrent à l’inconnu pour embrasser les grands espaces et éviter de se sentir étouffés par le rythme stagnant des occupations routinières. Les risques sont calculés et diminuent avec les compétences; ceux-ci peuvent même devenir une source de motivation! Ces amoureux du voyage se laissent porter par un intense désir de vivre pleinement. Ils choisissent une vie atypique en défiant la nature pour connaître leurs limites et aller au bout de leurs rêves.

Si les aventuriers ne s’accordent pas tous sur les motivations qui les poussent à chatouiller le danger, ils s’entendent néanmoins sur la notion de transformation. Maxime Jean, qui a fait partie de la première équipe entièrement québécoise à gravir l’Everest, le reconnaît : « Ce type d’aventure donne beaucoup d’expérience de vie que l’on ne peut acquérir autrement ». Jean-Pierre Danvoye abonde dans le même sens. Lui qui a gravi le mont McKinley, l’Ama Dablam et le Cho Oyu affirme que chaque nouvelle expérience est symbole d’amélioration : « Je suis meilleur après chacune des expéditions que j’entreprends ». Pour ce grimpeur invétéré, la montagne est synonyme de liberté, de plaisir et d’autonomie, mais aussi de perpétuelle évolution : « Les sommets nous enseignent ce qu’on ne peut apprendre ailleurs », dit-il. Comme toute autre passion, la prise de risques peut être salvatrice… pour soi et pour les autres!

En prenant des risques « calculés », Maxime Jean, Jean-Pierre Danvoye et Régis Garrigue n’ont pas l’impression de remettre leur destin entre les mains du hasard. Au contraire, ils avancent délibérément vers l’inconnu en respectant leurs limites. Ils admettent par contre avoir besoin de cette dose réfléchie de danger pour sortir des contraintes de la vie normative et, comme le dit Régis Garrigue : « pour se rappeler qu’on est vivant! ».

Dans notre monde administré et gavé d’assurances en tout genre, certains instincts semblent donc refaire surface. Ce n’est que dans nos sociétés occidentales qu’est entretenu un tel rapport au risque volontaire. Les régions du globe qui vivent quotidiennement le danger n’entretiennent pas cette même relation à l’inconnu. Évoluant dans un contexte où le contrôle de soi est loi, peut-être l’aventure représente-t-elle le dernier bastion où défoulement, excitation et prise de risques demeurent acceptables.

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