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Énergie vs écologie

Plus le prix du baril de pétrole augmente, plus les compagnies pétrolières se permettent de le prendre loin et profond. Évidemment, ces opérations se complexifient et les dangers environnementaux se multiplient. Nous avons certes besoin d’énergie, mais combien de temps pourra-t-on encore tenir cette cadence? 

Imaginez le scénario suivant : une compagnie débarque à Québec et annonce qu’elle établira une centrale nucléaire sur les Plaines d’Abraham. Le projet paraît irréel, mais cette compagnie possède toutes les permissions légales possibles et certifiées. Elle a le droit de s’exécuter.

On imagine bien que la population de Québec et les députés qui travaillent à quelques pas des Plaines en seraient outrés, mais la compagnie se voudra rassurante : « Ne vous en faites pas, notre centrale sera sécuritaire. Aucun problème de radiation, c’est promis! Et puis, tout le monde à besoin d’énergie, non? Ce serait irresponsable de dire Pas dans ma cour. Et, en passant, les travaux commencent bientôt. »

Avec tous les problèmes que connaissent les centrales nucléaires à travers le globe, pas si sûr que les gens se verraient rassurés par un tel discours. Suivraient assurément des manifestations monstres où, outre le danger que représente ce genre d’exploitation, les gens clameraient que cette centrale n’apporte absolument rien à l’économie puisque la compagnie débarquerait avec ses travailleurs spécialisés. Pire, les Plaines, qui sont une attraction majeure, en seraient souillées et les baisses de revenus touristiques risqueraient d’être énormes. Pour les résidents, aucun avantage, que des inconvénients.

De la fiction? Remplacez les Plaines par le golfe du Saint-Laurent, la centrale nucléaire par une plateforme pétrolière et les gens de Québec par les Madelinots, et le même scénario est en train de se dérouler au large des Îles de la Madeleine. Nom de code : Old Harry.

Au Canada, deux provinces exploitent actuellement des gisements extracôtiers : Terre-Neuve et la Nouvelle-Écosse. Trois organismes régissent ce secteur : l’Office Canada-Terre-Neuve-et-Labrador des hydrocarbures extracôtiers (OCTNLHE), l’Office Canada-Nouvelle-Écosse des hydrocarbures extracôtiers (OCNEHE) et, au niveau canadien, l’Office national de l’Énergie (ONÉ). Maintenant que l’entente Canada-Québec est signée, notre province devra donc s’adapter ou créer une structure pour gérer ce dossier.

En Nouvelle-Écosse, un seul projet gazier est en exploitation (Deep Panuke, 250 km au sud-est d’Halifax), le reste des activités de ce secteur (quatre gisements exploités) se déroule également dans l’Océan Atlantique, à plus de 300 kilomètres au large de la côte est de Terre-Neuve. Le projet d’Old Harry se démarque par sa situation géographique puisqu’il est entouré de terres et de communautés. La compagnie qui détient les permis d’exploitation actuels de cette zone, Corridor Resources, est basée en Nouvelle-Écosse. Elle a acquis ces permis en 1996, a procédé à de relevés sismiques entre 1998 et 2002. L’an passé, la compagnie a poursuivi ses démarches avec d’autres d’analyses (levés sismiques et relevés des géorisques). Les résultats ont encouragé les gens de Corridor Resources à soumettre une description du projet et ils espèrent maintenant obtenir l’autorisation de creuser un puits d’exploration le plus tôt possible. Ce puits de 2 200 mètres serait situé à 470 mètres sous l’eau.

Même en gardant un esprit pragmatique, ce dossier présente des lacunes énormes.

Prenons l’aspect légal. En partant, Québec et Terre-Neuve se disputent la souveraineté de l’emplacement, ce qui en compliquera à coup sûr la gestion. Ensuite, on donne aux offices provinciaux des mandats de gestion de la production pétrolière et des dossiers environnementaux. Peut-on vraiment gérer ces deux dossiers sans conflits d’intérêts? D’autres pays semblent penser que non puisqu’ils séparent généralement ces deux mandats. Si au moins ces opérations se déroulaient en toute transparence, mais lorsque l’on tente de se procurer des chiffres, statistiques et documentations sur leurs activités, on se rend bien compte que les compagnies pétrolières et les offices gardent le contrôle sur toutes les informations. En conséquence, est-ce possible de leur faire confiance?

Et le gouvernement se fait complice de cette situation. En vertu de la Loi sur la qualité de l’environnement du Québec et ses règlements connexes, toutes les activités pétrolières et gazières sont exemptées des procédures d’évaluation environnementale. Ces évaluations ne sont pas automatiques et doivent être exigées au cas par cas. A-t-on besoin de s’étendre sur une telle aberration? En cas de déversement, la responsabilité des compagnies est plafonnée à 30 millions. Reprenons l’exemple des Plaines et de la centrale nucléaire. En cas de catastrophe, rassurez-vous : on vous donne 30 millions. Très rassurant. En comparaison, les dommages causés par le déversement en 2010 de la plateforme Deepwater Horizon de British Petroleum dans le golfe du Mexique sont évalués à plus de 30 milliards!

Une seule année de perte au niveau de la pêche et du tourisme, dans une petite communauté comme les Îles de la Madeleine, représenterait un manque à gagner annuel de plus de 100 millions de dollars. Advenant un déversement majeur, combien de communautés similaires dans le Golfe devrait-on dédommager et pendant combien de temps? Mais placer un prix sur l’environnement, c’est un peu comme demander : « À combien évaluez-vous votre vie? » Malheureusement, sur ce plan, l’histoire nous apprend que les compagnies pétrolières s’en sortent toujours à bon compte. Regardez le cas de BP, de l’Exxon Valdez, du Irving Whale… Aucune de ces compagnies responsables n’a fait faillite. L’ont-ils chèrement payé? Même pas. En fait, leurs profits continuent de monter en flèche.

Où vont les profits d’exploitation?

Pas aux petites communautés environnantes en tout cas. Selon l’analyse du professeur en sociologie et chercheur Peter R. Sinclair, elles doivent même être protégées de l’exploitation abusive des grandes compagnies pétrolières. L’expérience de Franz Kesick, du Conseil des Premières Nations des Maritimes, semble le confirmer : « Dans le dossier de l’île de Sable (Deep Panuke), les exploitants avaient promis que 75 nouveaux emplois seraient créés et qu’ils prioriseraient l’embauche des gens de la Nouvelle-Écosse. Ils ont ensuite conseillé à leurs employés de déménager dans cette province afin de pouvoir les embaucher. »

La vérité, c’est que le scénario se répète encore : les compagnies privées qui exploitent les ressources s’enrichissent selon leurs propres termes en donnant des miettes aux gouvernements qui les appuient. Mais lorsque les désastres écologiques se pointent, se sont les petites communautés environnantes qui payent la note.

En observant l’empressement avec lequel le gouvernement veut gérer ce dossier, on jurerait que ce genre d’exploitation fait l’unanimité partout ailleurs. Il n’en est rien.

À cause des risques qu’engendre l’exploitation extracôtière d’hydrocarbure, la Colombie-Britannique, la côte californienne et la côte est des États-Unis font toutes partie de la liste des zones où l’on a interdit le forage extracôtier. Pour la Floride pas question de ce genre d’opérations à moins de 160 km de son littoral.

Selon le président actuel de la coalition néo-écossaise NoRigs 3 (qui milite depuis plusieurs années pour empêcher l’exploration pétrolière et gazière sur le banc Georges) Denny Morrow, l’expérience nous démontre plusieurs choses : la technologie de forage extracôtier n’est pas suffisamment avancée pour prévenir les déversements et les éruptions, les tests sismiques eux-mêmes nuisent de façon importante sur la vie marine, et même avec la meilleure réglementation et les organismes d’application les plus efficaces, les erreurs humaines et les méfaits ne peuvent être évités. Même si l’on ne se concentre que sur les déversements majeurs, les statistiques restent alarmantes : 20 % de probabilité sur une période de 25 ans.

On pourrait penser que d’une catastrophe à l’autre, l’expertise se développe et que les réponses sont plus rapides et efficaces, mais chaque environnement présente ses propres défis. Par exemple, si l’on compare le cas du golfe du Mexique à celui du golfe du Saint-Laurent, les différences demeurent importantes. D’une part, l’eau est plus froide ici (sans compter la glace), ce qui ralentit la dégradation du pétrole par les bactéries. Ensuite, comme le site de Old Harry est moins profond, les produits pétroliers se déposeront plus rapidement sur le sédiment avant d’être dégradés. Les courants du Saint-Laurent possèdent également leurs particularités. Selon les simulations de déversements majeurs conduits par la Fondation David Suzuki, les courants marins complexes du golfe (pratiquement enclavé par cinq provinces) pousseront une éventuelle marée noire vers les côtes de plusieurs des territoires environnants. Mais les dangers ne se limitent pas aux grandes catastrophes, car avant d’exploiter, il faut d’abord explorer.

Dommages post-exploitation
Prenons les levés sismiques. Où il s’agit d’envoyer un son et d’analyser le retour de celui-ci avec des appareils sophistiqués. Sa force est d’environ 255 décibels (dB). En comparaison, lorsque l’on se tient à 25 mètres d’un jet qui décolle, on encaisse 130 dB. Santé Canada avertit qu’une exposition de plus de 5 minutes par jour à un son supérieur à 105 dB peut entraîner un dommage permanent à l’audition. Lors d’une série de levés effectuée en septembre/octobre 2008, on a utilisé des sons de 252 dB pratiquement 24h/24h entre 20 et 30 jours sur une surface de 779 km(à des profondeurs entre 40 m et 350 m). Et l’eau n’absorbe pas tout : à 350 mètres (à un angle de 30 degrés), le son atteint encore 177 dB.

Dans un rayon de 1,5 mètre, les organismes sont possiblement tués. À moins de 100 mètres, ils sont assommés et un impact différent pour chaque espèce est ressenti jusqu’à 10 km! Bien sûr, les poissons ne possèdent pas le même système auditif que nous, mais ces bruits répétés pourraient affecter plusieurs éléments : les zones de distribution, les communications entre individus, l’interaction prédateur/proie et finalement la croissance et la reproductivité des individus.

Ensuite viennent les rejets exploratoires : les fluides de creusage, les eaux usées et le torchage du gaz naturel. Lors d’une étude effectuée dans le golfe du Mexique, on a observé, dû aux déversements de fluides, une absence totale de végétation marine à l’intérieur de 300 mètres d’un puits de forage et une perte significative jusqu’à 3 700 mètres du site. Bien que moindre, la pollution des eaux de forage demeure considérable et on sait que le brulage du gaz peut définitivement désorienter certaines espèces d’oiseaux marins.

Ces phénomènes nécessitent de plus amples recherches, mais déjà, on sait que les impacts sur la nature sont importants : stress toxique, dérangement pendant la période de reproduction, bouleversement des patrons de migration, disparition d’habitats. Certains impacts peuvent être observés rapidement, d’autres (impacts négatifs sur la reproduction, baisse de la biodiversité) prendront du temps à être analyser. Et évidemment, afin de mesurer les dégâts adéquatement, il faudrait en connaître davantage sur l’état actuel du Golfe. Comment savoir ce que l’on a perdu si l’on ne sait même pas ce que l’on possède? Et que dire des opérations de chargement/déchargement et transport? En augmentant le trafic maritime dans le canal Laurentien (déjà important), on augmente d’autant les risques d’accident.

Les communautés côtières qui vivent des ressources naturelles qui les entourent (pêche, tourisme) sont-elles prêtes à mettre en péril les richesses renouvelables qui les ont fait vivre pendant des siècles pour exploiter une richesse non renouvelable qui profitera à d’autres? Près d’un quart de siècle après la tragédie de l’Exxon Valdez, la communauté de Prince William Sound en Alaska en sait quelque chose...

Au minimum, la prudence

La grande différence entre l’exemple fictif d’une centrale nucléaire sur les Plaines et le projet très concret de Old Harry, c’est que la ville de Québec compte près d’un demi-million d’électeurs et constitue la capitale politique où se retrouvent tous les députés. Les Îles, de leur côté, renferment un seul député et 8 000 électeurs. Si Old Harry était situé tout près des centres de décision québécois, il y a fort à parier que les discussions prendraient une autre tournure. L’ex-ministre Normandeau a d’ailleurs décrété un moratoire, en mai dernier, suite au dépôt de l’Étude environnementale stratégique 1 (ÉES1) sur l’exploitation pétrolière et gazière dans l’estuaire du fleuve Saint-Laurent.

Depuis, la firme d’ingénierie Génivar a été embauchée pour produire le ÉES2 (dépôt à l’automne 2012) qui se concentrera sur la partie du golfe et cette deuxième étude se déroule sous la supervision du nouveau ministre québécois des Ressources naturelles et de la Faune, Clément Gignac.

Dans son rapport préliminaire, Génivar semble appuyer la mise en valeur des hydrocarbures du golfe, mais recommande 23 activités de gestion, dont la tenue d’un Bureau d’audience publique sur l’environnement (BAPE) afin d’en assurer l’acceptabilité sociale.

Sans s’opposer drastiquement au projet, certains citoyens des maritimes se sont mobilisés afin d’exiger que l’on analyse attentivement chaque étape du projet. La Coalition Saint-Laurent cherche à rallier les communautés côtières des cinq provinces concernées autour d’un objectif commun, car il demeure clairement impossible de gérer ce dossier chacun dans son coin. Que les administrateurs et les bureaucrates aiment ou pas, le Golfe ne peut être morcelé. Selon cette coalition, la gestion du Golfe exige une approche intégrée et si la réglementation ne le permet pas, elle doit être changée.

Les participants au Forum interprovincial sur l’exploitation des hydrocarbures dans le golfe du Saint-Laurent, qui s’est tenu en avril dernier aux Îles de la Madeleine, ont abondé dans le même sens en demandant unanimement un temps d’arrêt et une commission d’examen fédérale (et indépendante) pour bien analyser ce dossier des plus complexes. Même OCTNLHE propose un examen indépendant. Ce processus garantirait au minimum que, comme société, si l’on décide d’aller de l’avant avec ce projet, ce sera fait en toute transparence et dans les meilleures conditions possibles. Puisqu’ils mettent carrément leur qualité de vie dans la balance, les communautés maritimes de l’est du Canada méritent au moins ça.

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