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  • Crédit: Paul Paladin

Alerte au Bisphénol A : le danger embouteillé

En décembre dernier, la coopérative Mountain Equipment Coop (MEC) retirait de ses tablettes les très populaires bouteilles et ustensiles en polycarbonate. Un produit chimique présent dans le matériau, le bisphénol A, a été catégorisé par Santé Canada parmi les substances potentiellement toxiques pour la reproduction humaine. Devrions-nous mettre nos gourdes de plastique à la poubelle?

 

Les plus vieux d’entre vous se souviennent peut-être du goût plus que douteux de l’eau qui avait séjourné quelques heures dans une outre en cuir. Cela avait un goût, disons… animal! Cette ancêtre de la gourde en plastique était faite de peau de bœuf, de cochon ou de chèvre. Les coutures et la paroi intérieure de l’outre étaient enduites de résines végétales pour en assurer l’imperméabilité. La technologie pour transporter l’eau a beaucoup évolué depuis.

Dans les années 1990, la compagnie Nalgene a vu ses bouteilles de polycarbonate, lesquelles étaient d’abord destinées aux laboratoires de recherche, connaître un engouement spectaculaire auprès des amateurs de plein air. C’est donc depuis près de 20 ans que les gens utilisent ces gourdes sans s’inquiéter de leur toxicité. Pourquoi donc le faire aujourd’hui?

Professeur au département de médecine sociale et préventive de l’Université Laval et chercheur en toxicologie humaine à l’Institut national de santé publique du Québec, Pierre Ayotte explique les inquiétudes de la communauté scientifique sur la question du bisphénol A par de récents progrès en matière de toxicologie : « Un nombre croissant d’études montrent des effets importants du bisphénol A, que ce soit par des recherches effectuées en éprouvettes ou par des tests sur des animaux vivants. De plus, on a aussi été surpris de découvrir du bisphénol A dans le sang, l’urine et les tissus humains de 95 % des habitants des pays développés. »

Le bisphénol A est l’un des produits chimiques les plus utilisés dans le monde. Il sert notamment à fabriquer des polymères, comme le polycarbonate et les résines d’époxy. Dans la vie de tous les jours, on le retrouve un peu partout : dans certaines gourdes et certains ustensiles de plein air (le symbole de recyclage des produits en polycarbonate indique un « 7 » accompagné des lettres PC), dans la plupart des biberons de plastique, dans le revêtement intérieur des boîtes de conserve et des canettes, dans les plombages dentaires blancs, dans certains jouets et dans bien d’autres produits d’usage courant.

Crédit: Wolfgang Amri

« Jusqu’à maintenant, le produit ne nous inquiétait pas outre mesure puisque les concentrations retrouvées dans le corps et dans l’environnement sont faibles, ce qui laissait supposer des effets minimes sur le corps », raconte Pierre Ayotte. Maintenant que les chercheurs connaissent mieux l’action des perturbateurs endocriniens, ces produits chimiques qui imitent nos hormones, la situation est plus claire : les faibles doses pourraient être plus dangereuses que les doses élevées. En réalité, les concentrations d’hormones utilisées par nos organes pour communiquer entre eux sont très faibles. Si une molécule chimique imitant une hormone arrive en grande concentration, le corps peut ne pas réagir, ne comprenant pas le message. C’est comme si quelqu’un essayait d’ouvrir une serrure avec une clé dont la forme des dents est parfaitement identique à la clé originale, mais que cette clé est beaucoup plus grosse que la vraie clé. Il serait impossible de faire entrer la clé dans la serrure. Par contre, si la forme et la taille des dents sont similaires, la serrure s’ouvrira. De même, si une dose de polluant se rapproche de la dose hormonale naturelle, le corps acceptera le message envoyé par le polluant et celui-ci pourra alors lancer une action indésirable.

En bref, vaut mieux contrôler soi-même ses hormones que d’attendre que les polluants s’en chargent! De plus, l’hormone naturelle imitée par le bisphénol A, l’estradiol, est l’une des hormones les plus importantes du corps humain. Les effets observés du bisphénol A chez les animaux de laboratoire sont multiples : augmentation des taux de cancer de la prostate et du sein, développement anormal des organes génitaux chez les bébés mâles, diminution de la qualité et de la quantité de spermatozoïdes, arrivée précoce des règles chez les femelles, problèmes métaboliques comme le diabète de type 2 et l’obésité, de même que des troubles neurocomportementaux comme le déficit d’attention. Les craintes des scientifiques sont donc dirigées en priorité vers des groupes plus vulnérables, comme les femmes enceintes, dont le fœtus pourrait subir des dommages irréversibles, et les enfants, qui sont en pleine croissance. Malgré cela, les conséquences pour les adultes demeurent tout aussi préoccupantes.

Devant ces considérations scientifiques, que pouvons-nous faire? « Les personnes inquiètes ont un choix personnel à faire. Elles peuvent agir maintenant, et remplacer leurs produits contenant du bisphénol A ou bien attendre l’avis final de Santé Canada », explique la porte-parole de Santé Canada, Joey Rathwell. L’organisme fédéral fait actuellement des recherches afin d’en évaluer les risques réels et un premier avis devrait être émis en mai prochain, suivi d’une consultation publique de 60 jours. L’avis final est attendu au plus tard en novembre de cette année. Quant à savoir si la décision de Santé Canada sera influencée par l’industrie chimique, qui possède un puissant lobby, Joey Rathwell se veut rassurante : « Notre décision sera dictée par la science. »

En attendant la décision de Santé Canada, les plus prudents seront tentés de se protéger en remplaçant leur arsenal de gourdes. Heureusement, il existe des alternatives. Mais toutes ne sont pas équivalentes… Et si l’on se fie aux marchands de plein air pour choisir à notre place, on risque d’être déçus. Parmi la dizaine d’entreprises contactées, seule MEC a retiré ses gourdes de polycarbonate des tablettes et accepte de rembourser les clients inquiets qui veulent opter pour une autre solution. Enfin, beaucoup de marchands dirigent leurs clients vers des solutions de rechange douteuses.

Une des compagnies qui semblent le plus profiter de la situation est Laken, qui fabrique des gourdes en aluminium. « Les gens sont maintenant prêts à investir un peu plus pour se procurer nos produits plus durables », note la responsable de la distribution des produits Laken au Canada, Sacheen Hawkins. Plus durables, peut-être, mais plus sécuritaires, c’est moins sûr. En effet, la paroi intérieure des gourdes en aluminium fabriquées par Laken est enduite d’une résine d’époxy. Cela afin d’éviter que les liquides qu’elles contiennent n’entrent en contact avec l’aluminium, reconnu comme toxique. Toutefois, la résine d’époxy contient du bisphénol A, tout comme le polycarbonate! Dans un document fourni par la compagnie Laken, on apprend que celle-ci cherche actuellement à trouver une solution de rechange à l’époxy qui serait exempte de bisphénol A. En attendant, l’entreprise déclare respecter la réglementation en cours. Du côté de Sigg, qui fabrique également des gourdes en aluminium, ils refusent d’indiquer de quoi est fait le revêtement intérieur de leurs bouteilles. Par contre, ils se sont dits prêts à nous envoyer de la documentation prouvant l’innocuité de leurs produits, documentation qui n’est jamais arrivée!

Pour ceux qui sont toujours prêts à choisir le plastique, il existe des contenants qui sont actuellement jugées sans danger. Il s’agit des plastiques des classes 2 (polyéthylène haute densité ou HDPE), 4 (polyéthylène basse densité ou LDPE) et 5 (polypropylène ou PP). L’entreprise Nalgene, entre autres, fabrique des produits de rechange qui utilisent ces polymères. La compagnie Camelbak a aussi lancé, en février dernier, une nouvelle ligne de gourdes faites d’un plastique exempt de bisphénol A et de phtalates, un autre produit chimique toxique. Toutefois, autant Camelbak que le fabricant du polymère en question, Eastman, n’ont pas retourné nos appels concernant les études toxicologiques effectuées sur leur nouveau produit. Au moment de mettre sous presse, la compagnie MEC prévoyait distribuer ces nouveaux produits.

Enfin, on peut aussi opter pour l’acier inoxydable, qui est probablement pour l’instant la solution de rechange la plus sûre avec le verre. La fragilité de ce dernier est toutefois un désavantage évident. Les compagnies Klean Kanteen et Guyot Designs produisent des gourdes en acier inoxydable qui sont distribuées au Québec. Et pour les plus nostalgiques, les outres en cuir existent toujours! Elles possèdent maintenant une paroi intérieure en latex, mais ont toujours ce bon vieux look d’antan. Reste plus qu’à vous assurer de ne pas être allergique au latex, puisque celui-ci est à l’origine d’allergies sévères pouvant même provoquer la mort. De quoi laisser un goût amer.

 

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