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  • Photo : Ugo Monticone

Népal : Au pays de la marche éternelle

Pour souligner le lancement de Tracés de voyage – 20 ans d’allers-détours, le nouveau livre immersif de l’écrivain et conférencier Ugo Monticone, Espaces vous en présente trois extraits en autant de jours. Tous intègrent une expérience de réalité augmentée qu’on peut déclencher grâce à l’image qui figure tout en bas du présent texte. Pour entamer cette série de récits en rafale, nous vous emmenons aujourd’hui randonner au Népal.

Ouch. Du sable attaque mes narines. J’entrouvre les yeux en m’étouffant. J’ai glissé sur une pierre instable et je me suis tordu la cheville. J’ai de la difficulté à me relever. La semelle ne veut plus suivre mon pied, la ganse de ma sandale s’est brisée. Je suis foutu. Huit heures de marche me séparent de l’autobus. Me séparaient de l’autobus, puisque ma mobilité est maintenant réduite. Je n’ai plus un sou et je me trouve au cœur de l’Himalaya.

Dans un Népal sans guichet automatique ni carte de crédit, gérer son argent devient une épreuve tactique. Il ne faut pas traîner trop de liquidités pour limiter les dégâts en cas de vol. Mais il ne faut pas non plus en apporter trop peu et se retrouver au beau milieu de l’Himalaya sans un rond! Manifestement, je n’ai pas trouvé le point d’équilibre.

Occulté par son voisin, l’Everest, l’Annapurna me promettait une tranquillité bienvenue après ces mois passés en Inde. Je voulais seulement me rendre à la limite de la vallée, au départ du sentier, puis revenir à Katmandou tranquilo. Je ne suis pas du tout préparé pour gravir une des plus hautes montagnes du monde, je porte des sandales.

Mais une fois qu’on s’engage dans le sentier situé au creux de ces vallées majestueuses entourées de pics enneigés et de glaciers, impossible de revenir. L’Himalaya a choisi de m’avaler.

J’ai avancé, malgré la somme dérisoire que j’avais en poche. J’ai décidé d’essayer de me rendre au camp de base de l’Annapurna, là où les alpinistes amorcent leur ascension. J’ai calculé qu’avec le coût des repas et des refuges, je pouvais tenir les huit jours nécessaires pour compléter l’aller-retour… en négociant un peu les prix. Mais je n’avais pas envisagé que plus on monte en altitude, plus les vivres deviennent chers. Le coût des denrées est basé sur le nombre de jours de marche qu’il faut au porteur pour les livrer. Au quatrième jour de marche, les omelettes étaient passées de quatre-vingts sous à un dollar et quarante sous. Ce n’était presque rien, mais je gérais un budget extrêmement serré.

À quatre mille mètres d’altitude, sans manteau ni souliers de marche, j’étais mal équipé mais heureux. J’avais atteint le camp de base de l’Annapurna… mais je devais maintenant redescendre au galop. Les poches vides, ma dernière journée se déroulerait sans que je puisse acheter de vivres. Malgré tout, cette privation était bien peu par rapport au merveilleux himalayen qui m’entourait. Et avec la pente descendante, j’avais prévu huit heures à bon rythme pour rejoindre la première route où passe un autobus. Ces huit heures sont devenues durée incertaine étant donné ma cheville en compote.

*

Le glacier forme une toile de fond éternelle qui surplombe le monde et défie les nuages. Les falaises sont imprégnées de lumière. Le sentier rocailleux trace son chemin vers l’horizon à flanc de ravin.

La vallée de roc est lentement grugée par une rivière au courant effréné qui puise son énergie à même la fonte des glaciers. Au grand soleil, ses flots accumulent leur puissance sur des kilomètres de dénivellation et assènent d’inlassables coups aux obstacles. Le débit enragé aura ultimement raison de tout. Devant leur persévérance, même le plus massif des rochers finit par se dissoudre, et la plus imposante des vallées se crée.

Photo : Ugo Monticone

Je continue sans autre intention que celle d’avancer, sur la piste comme dans ma tête. Ma sandale droite traîne de la patte avec sa ganse brisée. Mon univers est fait de poussière et de vent. J’ai beau marcher depuis le début de l’éternité, le glacier semble toujours à pareille distance.

J’avais opportunément oublié que mon arrivée au camp de base de l’Annapurna, que je visualisais comme mon but ultime, n’était en fait qu’un nouveau départ : mon retour vers la société. Le sentier bordé de falaises m’anéantit. Monte, descends, remonte. Un faux plat… courte descente, pénible montée. Je n’en peux plus. Dans ma tête, j’allais descendre en gambadant jusqu’au premier autobus.

Entre les falaises qui m’enserrent et les glaciers qui me dominent, je suis fourmi. Je progresse tout au fond de la vallée ; pourtant, je suis à des milliers de mètres d’altitude. Rien ne paraît à l’extérieur de moi, mais en moi, rien n’est pareil. Mes poumons semblent rétrécis ; reprendre mon souffle devient un combat. Mon cœur cogne contre ma cage thoracique, comme pour s’extraire de ma poitrine. Je suis vieillard brûlé par le soleil.

L’humidité de la neige lointaine me transperce, le vent froid est canalisé par la vallée et se propulse contre moi. Le sol s’effrite sous mes pieds, je dois parfois m’y prendre à deux fois avant de franchir un seul pas. Ma cheville agonise. Je n’ai plus d’eau, j’ai faim.

Me vient l’envie de m’étendre, juste là, par terre. Peut-être écrire une dernière lettre pour ne plus me sentir seul et loin de tout. Laisser une trace qui me survivrait. Voilà qui me consolerait. Puis dormir, doucement, sans plus me réveiller. Me libérer de la douleur dans l’absence... aller là où la joie et la peine, la chaleur et le froid, l’honneur et le déshonneur se valent tous.

Mes mains se crispent. Mon corps se referme comme un fœtus en bordure du sentier. J’ai le ventre en feu, les yeux plissés.

Un sherpa apparaît un peu plus loin, bières et œufs sur le dos. Je me redresse par ego. Un deuxième porteur, maigre et chaussé lui aussi de simples sandales, transporte un immense sac de riz noué à son front. Son cou en supporte tout le poids. Chacun de ses pas se fait à tâtons, ses orteils explorent rapidement le sol avant que le reste de son pied se pose. Une fois en contact avec la terre, ses talons s’y fixent comme des racines. Les vêtements gris de l’homme sont baignés de sueur; ils le couvrent à peine mais, pourtant, il ne semble pas avoir froid. Ses mollets sont petits et taillés au couteau. Sa barbe et ses longs cheveux sont blancs. Aidé d’un bâton de marche, il gravit lentement la pente.

C’est pour leurs quatre jours de marche avec ce lourd bagage que le prix des omelettes augmente de soixante sous.

Je me relève. Moi qui me plaignais de ma sandale brisée, ils ne sont pas mieux chaussés que moi...

Je regarde les sherpas monter vers l’éternité glacée comme des rameurs dont le navire est porté par le courant.

Photo : Ugo Monticone

Des sons stridents m’expulsent de ma rêverie. Le fond sonore prend soudainement toute la place. Je cherche la provenance de ces cris aigus. Dans un buisson, un oiseau est arqué vers moi de façon provocatrice. Il m’a surpris, moi qui suis perdu dans mes pensées.

Je regarde autour de moi. Les falaises s’ouvrent tel un vide immense, rempli de possibilités. La rivière qui se déchaîne dans le fond de la vallée, l’immense glacier à l’horizon… De tout ce qui m’entoure émane une liberté vertigineuse qui existe depuis toujours, sauf dans l’existence routinière de laquelle j’essaie de m’affranchir.

Je vois les cornes d’un bharal disparaître derrière les rochers. C’est la première fois que je croise un mouton bleu.

Les fleurs colorées recouvrent la plaine. L’entrée d’une caverne domine la rencontre de deux rivières qui joignent leurs couleurs et leurs énergies au creux de la vallée. Le soleil frôle la bordure dentelée des montagnes qui barrent l’horizon. Parfaitement vide est l’azur du ciel, parfaitement blanche est la roche, parfaitement noir est le trou de l’antre.

La caverne est si sombre pour mes yeux éblouis que j’ai l’impression de pénétrer le néant. Quelques étranges sculptures semblent émerger des parois; elles sont douces au toucher, mystérieuses. Le sol est formé de stries de roche acérées. Il flotte un léger relent de moisissure. Pourtant, dans l’humidité se distingue aussi un effluve de cire ou d’encens. La voûte de l’antre se dissout dans les ténèbres, où battent des ailes de chauves-souris.

J’ai entendu parler des sâdhus qui méditent dans les cavernes de l’Himalaya. Ces hommes saints qui laissent tout derrière pour se consacrer à Dieu. Qui peuvent arrêter le battement de leur cœur, faire apparaître de la glace dans la paume de leur main, léviter, communiquer par télépathie, voir le futur… Leurs temples sont les cavernes. Leurs voix contiennent la vérité.

Un dhole aboie au loin. Le chien sauvage hante la vallée à la recherche de charogne. Un voile de nuages apparaît à l’horizon, il contourne mollement les sommets enneigés et vient recouvrir la vallée comme une lente marée. Je ne sais pas quand le soleil terminera sa descente; le temps ne fait plus partie de ma réalité. Comme un fleuve est partout à la fois, sans début ni fin, il m’apparaît qu’il n’y a aucune différence entre mon premier jour sur ce sentier et maintenant.

*

Le hurlement assourdi du dhole se fait de nouveau entendre. J’arrive à la limite de la forêt, je quitte la vallée. Les arbres m’englobent de leur vert puissant. Des oiseaux, des sons, un ruisseau, de la mousse, des fleurs, des odeurs. Chaque centimètre regorge de vie. Plus haut dans la vallée, c’était le minéral qui dominait.

Dans cette jungle, je me sens intrus et fragile. Le soleil parsème le sol de taches lumineuses. Le sentier dévide inexorablement son ruban devant moi. C’est une course dont la ligne d’arrivée semble reculer à mesure que je progresse. Je marche comme si une corde me tirait vers l’avant.

Le bruit d’un ruisseau enveloppe le chant des oiseaux. Leurs indéchiffrables conversations contiennent le langage du monde. J’écoute ces mélodies comme un bambin qui entend des voix sans les comprendre.

Un papillon orangé flotte, poussé par le vent. Comme lui, je me sens transporté par un courant que je ne contrôle pas. Je suis fatigué, tellement que je ne ressens plus rien. Un simple observateur qui contemple sa propre vie.

Devant moi, j’aperçois entre les branches un arbre gigantesque. Mastodonte qui domine tout un pan de mon champ de vision, une zone complète de la forêt. Son feuillage occulte complètement le ciel. Ses racines rampent vers les eaux souterraines comme d’immenses serpents. À lui seul, il est forêt.

Je pose la main sur son écorce fissurée. Elle est profonde et dure. Je peux glisser mes doigts entre ses sillons. J’y ressens un souffle, une énergie. Les innombrables branches détalent dans toutes les directions du ciel. Chaotique et incompréhensible, chacune est mue par une volonté unique, sa propre intelligence. L’arbre leur a laissé totale liberté ; pourtant, toutes poursuivent le même objectif : tendre vers la lumière. Par leur propre chemin et leur quête individuelle, elles assurent la vie de leur univers commun, l’arbre. Voilà la société parfaite : une fondation qui permet à chacun de trouver sa propre voie.

Les feuilles s’agitent dans un bruissement sourd. Je remarque un nid blotti entre deux branches. Malmené par le vent, le nid risque de tomber. Une queue d’oiseau en émerge : c’est la mère qui s’écrase de tout son poids dans le fond du nid pour l’alourdir, le stabiliser, lutter contre le souffle imperturbable qui secoue violemment les branches. L’oiselle s’aplatit de plus belle dans le fond du nid. S’il tombe, les œufs se cassent, la vie s’arrête.

Cette mère fragile, si près de la mort, sait pourtant exactement quel est son but, ce qu’elle doit accomplir. Tout son être s'y dévoue, aucune place pour le doute.

Je l’envie. Moi, je ne sais plus quel vent je dois vaincre. 


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