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  • Crédit : Edwige Poret

À la pêche au homard en Gaspésie

Être pêcheur de homard en Gaspésie n’est pas un métier facile. Surtout quand on sait que cette pêche ne représente que 5 % de la production canadienne et que la Gaspésie n’y compte pour presque rien. Pourtant, ces pêcheurs sont nourris d’espoir, bâtis par la mer contre vents et marées. Ils sont habités d’une conscience durable en avance pour ce secteur. Rencontre avec ces chasseurs de crustacés.

Il est quatre heures du matin à L’Anse-à-Beaufils. Je me réveille aux Vagues Vertes, le motel tenu par Nancy et son mari, un endroit où il fait bon prendre des petits-déjeuners maisons, même si ce matin, je pars le ventre vide, une véritable erreur de débutante avant une tournée en mer... Il est l’heure de rejoindre la marina. Le ciel voilé promet une mer agitée, mais la douceur de l’air avive mon désir de petit marin.

O’Neill Cloutier passe me prendre avec son pick-up : ce sera mon capitaine. O’Neill, c’est un peu le « Monsieur homard » de la région. Pêcheur depuis 35 ans, il est également le directeur général du Regroupement des pêcheurs professionnels du sud de la Gaspésie (RPPSG). En 1990, il a réussi à convaincre le ministre des Pêches provinciales de créer deux organisations régionales, une pour le nord et une pour le sud, faute d’intérêts communs. « Il y a toujours eu deux flottilles : une côtière, nous, et une semi-roturière (chalutiers crabiers, etc.). Nous, on a des équipements fixes, on ne court pas après le poisson. Tu laisses le choix aux poissons de rentrer dans le filet, alors qu’avec les engins mobiles, tu vas chercher le poisson où il est. » Depuis sa création, le regroupement a bien évolué et défend la ressource d’une industrie qui a tiré les conclusions de la crise de la morue. « Des vies ont été ruinées, ce n’est pas quelque chose à faire vivre à du monde. Les pêcheurs étaient individualistes, c’était “moi je fais de l’argent et toi rien”, sauf qu’un jour eux aussi ils n’ont eu plus rien à manger. Du coup, on a une approche artisanale pour le homard. On a toujours en tête que si tu veux avoir du poisson pour demain, il faut que t’en laisses aujourd’hui. On a besoin des homards, mais eux ils n’ont pas besoin de nous! »

C’est justement pour ça qu’il faut trouver comment les attirer dans les casiers! Pour y arriver, rien de tel qu’une bonne boëtte, ou un bon appât si vous préférez. Sur le quai, une grosse caisse de maquereaux congelés attend pour embarquer avec nous. Ils sont frais de la veille, et leur peau est encore luisante. « On les nourrit à l’oméga-3 nos homards! », ricane O’Neill. Je souris, mais c’est vrai : les homards en raffolent tout autant qu’ils aiment le crabe, fournisseur officiel du calcium si précieux à leur organisme, notamment en période de mue. Pour l’instant, c’est moi qui me transforme en une créature de caoutchouc en enfilant ma salopette et mon ciré de pêche. Je fais la connaissance de Michel Cyr, l’ami et le coéquipier d’O’Neill depuis 30 ans. Michel — avec son béret breton bleu marine qu’il arbore en toutes circonstances — complète bien O’Neill, la force tranquille. Ni l’un ni l’autre ne se prédestinaient à la pêche, et pourtant... Après leur cégep, ils ont chacun rejoint un équipage, pour gagner leur vie. « Une fois que j’ai été sur la mer, j’ai aimé », confie Michel. O’Neill, de son côté, raconte : « À cette époque, on pêchait au moteur au gaz, on levait 150 casiers à la main. En 1980, je suis parti pêcher le crabe à Sainte-Thérèse, puis avec Michel on s’est ramassé en Nouvelle-Écosse pour le crabe des neiges. » Cloués sur un gros chalutier, 18 heures de travail par jour, la fatigue plein le corps, des tempêtes mémorables. « Et puis la deuxième année, j’ai appris que mon ancien capitaine était mourant. Cancer foudroyant. En août 1983, je suis allé le voir. Il m’attendait. Il m’a légué son permis. Ça valait 15 000 $ à l’époque. J’ai hésité, parce que la pêche au crabe pouvait rapporter 100 000 $ en une saison. Mais à quel prix… Michel était complètement brûlé, et je me suis dit il est temps. »


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Alors que le jour commence son ascension, nous embarquons sur le Beaufilois, le bateau d’O’Neill, et nous filons vers la pleine mer. Nous naviguons entre le rocher Percé et le Cap-d’Espoir. Notre terrain de jeu offre une vue imprenable. Devant nous, un lever de soleil flamboyant éclaire les visages souriants de mes compagnons de bord, tandis que j’hume avec plaisir le sel marin et l’odeur d’écume. Il y a quelque chose d’indescriptible avec les levers de soleil en Gaspésie, un je-ne-sais-quoi qui vous les fait vivre de l’intérieur. Sur le fil de l’horizon, le rocher Percé se découpe comme une ombre chinoise. Il suffit de lever nos têtes pour admirer les fous de Bassan en route pour la pêche au capelan. « Au printemps, ils n’ont plus de nourriture, ça fait qu’ils viennent manger ce qu’on sort ». La veille, à Percé, j’avais assisté au spectacle impressionnant de ces oiseaux lancés contre la surface de la mer pour se nourrir : des dizaines de flèches blanches tendues qui partent du ciel et qui percent la mer en un éclair.

La mer est moins clémente avec nous. La particularité de la pêche au homard en Gaspésie, c’est qu’elle est extracôtière et très proche des falaises. Plus la mer est agitée, moins il y a de chances que les crustacés pointent le bout de leur nez! En quelques minutes, nous sommes à moins de trois kilomètres de la côte et nous arrivons à la première ligne, délimitée par deux bouées vertes. J’apprends que chaque pêcheur possède sa couleur pour éviter de ramasser les casiers des ses compères. Et pour cause : les lignes sont souvent mitoyennes. C’est ce qu’on appelle de la pêche compétitive : il n’y a pas de quotas. Ici, la pêche est gérée à l’effort. Seul le nombre de casiers est limité à 235 par pêcheur. Il était de 250 en 2006, mais les efforts menés par l’association ont permis de réduire la capacité de pêche de 500 000 casiers en cinq ans.

« J’ai entrepris le plan de conservation du homard en 1992. On a commencé par constituer des cheptels de femelles reproductrices grâce à un système de marquage en V sur leur queue. Quand on pêche une femelle œuvée, on n’a pas le droit de la tuer. » On la tatoue avec ce marquage pour pouvoir l’identifier comme reproductrice, même si elle n’est pas en période de fécondation, auquel cas il suffit de la soulever pour pouvoir observer sous son abdomen tous les œufs qu’elle a elle-même fécondés avec sa spermathèque. Oui, le concept peut paraître étrange, mais la nature fait bien les choses! « On était les premiers à faire ça au Canada. C’est une chose bien, mais ce n’était pas suffisant », rajoute O’Neill. Il a alors travaillé avec le Conseil canadien des ressources halieutiques sur l’augmentation de la taille des homards capturés. Tous les pêcheurs ont leur mesure en acier sur eux, laquelle donne le millimétrage précis entre l’œil et la fin du thorax. « Avant, on avait le droit de ramasser en deçà de 76 mm, et aujourd’hui on est à 82 mm en Gaspésie et sur les Îles de la Madeleine. Chaque fois que tu augmentes d’un millimètre, tu perds du volume, mais les homards ont le temps de se reproduire encore une fois, et l’année d’après ils sont plus gros, car ils ont fait une mue supplémentaire et ont changé de carapace. On doit augmenter à 83 mm à l’automne et on s’arrêtera là. Les Américains sont à 84 mm. Ça nous permettrait d’ouvrir et d’augmenter notre marché. »

Avec la crise et une saison d’environ 168 jours, les pêcheurs de Gaspésie ne peuvent plus vraiment compter sur le marché américain et doivent se rabattre sur la distribution à Montréal. Avec un nombre moins grand d’acheteurs, la concurrence est d’autant plus rude : « Ce sont les grandes surfaces qui contrôlent le marché, tout le monde leur offre du homard, alors ils nous mettent en compétition et ne s’approvisionnent plus seulement au Québec ». Pourtant, cette année, pour la fête des Mères, Métro a acheté son homard presque plus cher qu’il ne l’a vendu : 4,90 $ la livre (4,99 $ chez IGA), alors que le pêcheur est payé 4 $ la livre. « On dit que c’est un produit de luxe, mais un produit à cinq piasses la livre, ça ne l’est pas! », dit le vice-président du groupe Gaspe Shore, Bill Sheen, qui détient la marque Degust-Mer à Sainte-Thérèse-de-Gaspé, une entreprise familiale qui transforme du homard et du crabe depuis 1984. « Le facteur qui nous touche le plus, c’est le taux de change. L’autre phénomène, c’est le problème de la communication, parce qu’au au bout du fil, c’est un homme d’affaires qui répond et qui veut acheter de gros volumes. Sauf qu’à l’aéroport de Pabos, il n’y a aucun vol commercial, on est loin du cargo… Oui les temps sont difficiles, mais je ne pense pas voir la pêche au homard disparaître, tout le monde semble passer à travers. On est dans le creux de la vague, mais les meilleures années sont à venir », poursuit-il. En attendant, si le homard de Gaspésie n’est pas encore très implanté sur le marché international, il demeure un gage de qualité avec son taux de chair et de protéine élevé et son environnement marin extrêmement sain. C’est d’ailleurs pourquoi un système de traçabilité a été mis en place sur l’élastique qui ferme ses pinces : pour reconnaître le homard en provenance du Québec. On y trouve un numéro qui correspond à la licence du pêcheur et on peut savoir qui a pêché le crustacé qui se retrouve dans notre assiette.

O’Neill coupe le moteur, la pêche peut commencer. Tout va très vite. Comme il est à l’avant, c’est lui qui s’occupe de la poulie, pour remonter la ligne sur laquelle sont attachées six cages à homard. Une, deux, trois…O’Neill les fait glisser sur le bord du bateau vers l’arrière, où Michel les récupère, un ballet en deux temps que j’observe en essayant de garder les deux pieds fixés sur le bateau. Je commence à tanguer et mon estomac sursaute, c’est mauvais signe… Avec mon stylo, j’ai bien du mal à écrire quoi que ce soit sur mon petit carnet! Je tente une approche vers les cages, mais Michel me met tout de suite en garde : mes pieds ne traînent pas très loin de la ligne. Si pas malheur je mettais un pied dedans, je pourrais dire au revoir à la pêche… et même au revoir tout court! Chaque année, les pêcheurs perdent l’un des leurs, emporté dans le fond au moment de jeter les casiers à l’eau, à cause d’un pied qui a trainé. Je me rabats sur les viviers, pour fixer mon attention quelque part, car mon cas s’aggrave. Chaque bateau a deux viviers : un pour les homards qui doivent rester dans l’eau jusqu’à l’usine, dans laquelle on les fait dégorger pour qu’ils vident leur estomac. La plupart des homards de Gaspésie sont vendus vivants. Chez Degust Mer, cela représente 10 % du volume de l’arrivage chaque jour. L’autre vivier est destiné aux crabes, qui sont capturés par dizaine sur une seule ligne. Ils serviront d’appâts. Michel me montre le point fatidique où il tue le crabe d’un coup sec. J’admire la précision et la dextérité du geste.

C’est parti, on ouvre les casiers les uns après les autres. À l’intérieur, c’est parfois la caverne d’Ali Baba. Crabes, cabillauds, petits oursins verts, anguilles, il y a de tout! Tiens, même un bernard-l’hermite! Et puis bien sûr, il y a du homard. Mais c’est la fin de la saison et on peine à en capturer. « L’idée de la pêche, c’est d’en avoir assez pour que ça soit attrayant! », dit O’Neill. Je veux bien le croire et me dis qu’il faut aimer la mer pour se lever tous les jours et aller relever et mettre à l’eau les 46 lignes qu’on a remplies la veille. « On a toujours des surprises et parfois, on en a de belles. Une année, on a sauvé un dauphin pris dans un cordage », raconte Michel le sourire aux lèvres. Ces hommes-là aiment la mer, ça paraît. Ils ne peuvent s’en passer : « La mer, c’est comme la liberté! », m’avouent-ils. C’est ce qui leur donne cette force de recommencer chaque jour, sans lâcher, avec la confiance que demain sera un jour meilleur.

Cette confiance, c’est ce qui fait toute la beauté de la pêche, et toute la qualité du pêcheur. Mais ce sentiment est-il inébranlable? Ici, les pêcheurs n’ont plus 20 ans et on peine à voir arriver la relève. Sylvio Cloutier fait figure de doyen à L’Anse-à-Beaufils. Il a commencé la pêche à 16 ans et approche les 80 ans, même s’il en paraît vingt de moins. Mais dans ses yeux bleus perçants, on voit qu’il a défié les éléments : « Il n’y a plus de jeunes qui s’embarquent ici, c’est toutes des têtes grises. Moi, ça fait 10 ans que je voulais donner mon permis à mon garçon. Si j’avais 10 ans de moins, j’achèterais un deuxième permis pour pouvoir continuer. » La mer, c’est tout ce qu’il a, mais il a décidé de laisser la chance à son fils Éric, qui a toujours pêché avec son père et qui, à 38 ans, voudrait bien devenir son propre capitaine. « Bien sûr, c’est difficile de s’arrêter, surtout quand t’es en santé. Mais je comprends Éric. Oui, ça me fait peur, j’ai peur de m’ennuyer. Mais je vais me trouver quelque chose.C’est de même que c’est, ma vieille! », finit-il par me confier en mâchant son cigare. Et pourtant, l’espoir est bien là : « La pêche est de plus en plus dure. Il ne faut pas perdre l’espoir, si on perd l’espoir, c’est la fin. Là, j’ai le sentiment que les pêcheurs ne l’ont pas perdu. Même si l’on nous en demande énormément, on y arrive. Et puis peut-être que les jeunes vont sentir qu’ils sont capables de vivre convenablement de ça, c’est pour ça qu’on fait du rachat de permis », m’explique O’Neill.

Éric, le fils de Sylvio, a lui aussi confiance en l’avenir grâce au permis de son père : « Acheter un permis, c’est très cher! Un jeune qui veut devenir pêcheur, c’est pas évident. J’y vois de l’avenir, mais il faut être patient. Il y a aura de moins en moins de pêcheurs, c’est déjà le cas, mais ceux qui tiennent le coup vivront bien. L’idée, c’est de racheter des permis pour étendre son secteur. Beaucoup de pêcheurs commencent à être vieux, alors il faut racheter leur permis à plusieurs, pendant que le gouvernement paye 50 % du prix. Et puis je ne suis pas un gars qui a peur dans la vie : si tu ne risques rien, t’as rien. »

Avant de repartir, j’ai rencontré Jean Côté, le directeur scientifique du RPPSG. C’est lui qui s’occupe d’un programme d’ensemencement pour les fonds marins, un projet de trois ans avec 700 000 $ de budget pour aider les pêcheurs à repeupler les fonds où le homard n’y est plus, créer des pouponnières et coloniser les endroits non propices au crustacé. Un autre projet mis sur pied par O’Neill. Voilà pourquoi aujourd’hui l’espoir est toujours là : parce que quelques hommes ont compris qu’il fallait regarder plus loin et qu’ils ont su trouver de l’énergie pour des batailles qui en valent la peine. Comme me l’a dit Éric : « C’est le principe même de la vie, il y a des hauts et des bas. Ce qui est sûr, c’est que tu ne peux pas revenir en arrière. Mais il faut toujours penser à demain. Il faut penser à la ressource. Dans le fond, on ne perd rien. »

C’est vrai, on ne perd rien, tout se transforme. Ce jour-là, c’est moi qui me suis sentie transformée, enrichie de voir qu’à la pointe de la Gaspésie, des hommes prouvent chaque jour qu’il existe encore un lien inextricable entre l’homme et son environnement. J’ai compris pourquoi, tous les matins, qu’il vente ou qu’il pleuve, que le prix du homard baisse ou augmente, ces hommes ne rateraient pour rien au monde leur sortie en mer, avec pour compagne toute l’étendue bleue qui s’offre à eux…


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