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Traverser les Caraïbes à la voile

Deux heures du matin. Quelque part au milieu de la mer des Caraïbes. J’ai l’impression d’être dans une sphère. La mer et la nuit se confondent. Au ciel, il y a tellement d’étoiles qu’on dirait qu’elles ne brillent plus. Le voilier laisse des sillons de planctons phosphorescents le long de la coque. L’allure est bonne, nous filons à six nœuds de moyenne. Je suis sur le pont pour mon quart de nuit et j’ai le sentiment d’être seule au monde. Je peux crier, hurler, chanter, personne, pas même le capitaine qui dort dans la cale ne peut m’entendre. Ivresse océanique.

Je me suis embarquée pour 31 jours comme équipière pour une traversée de la mer des Caraïbes sur un ketch : un voilier à deux mâts de 16 mètres. Le capitaine Jamie, propriétaire du Paramour III, cherchait de l’aide pour amener son voilier vers le Texas, une traversée d’environ 1 700 milles nautique.

Les gros yeux de mon entourage ne m’ont pas empêchée de partir. Inconscience ou témérité, à vous de choisir. Qu’une jeune femme avec peu d’expérience de voile rejoigne un inconnu, ça peut donner la frousse. Mais j’ai décidé de faire confiance à la vie.

Ainsi suis-je partie sous la neige pour atterrir à Aruba, une île des Antilles néerlandaises, au large du Vénézuéla. Du haut du ciel, j’ai reconnu dans la baie le voilier trouvé sur un forum de voile. Je passerai les dix premiers jours seule avec le capitaine, une amie nous rejoindra ensuite à Curaçao.

À bord du bateau, la vie n’est pas toujours évidente. L’espace est restreint. Le roulis des vagues sollicite les muscles en permanence, même la nuit! En mer, il faut parfois s’attacher pour éviter de tomber pendant qu’on cuisine. Et l’hygiène! Ou plutôt l’absence d’hygiène. Des douches (disons un rinçage) sur le pont avec de l’eau chauffée au soleil, pour ensuite retourner s’asseoir sur des bancs couverts de sel, se coucher dans des draps trempés de sueur et d’eau de mer. La toilette à pompe, les muscles endoloris, la peau brûlée par les cordages…

Pénible? Parfois. Surtout quand la peau démange, quand on a dix échardes, quand les nuits blanches se succèdent. Mais la voile, c’est avant tout le bonheur. Le bonheur humble d’être dépendant du vent, des vagues, du temps. Le sentiment d’être minuscule et gigantesque à la fois. L’adrénaline grisante de savoir qu’avec un faux mouvement, c’est la fin. Il n’y a pas grand chance ici de rattraper un homme à la mer…

Après deux jours à attendre un vent favorable pour notre départ, Jamie et moi partons vers Bonaire, une île reconnue pour sa superbe plongée. C’est ma première traversée de deux jours. Puisque nous aurons le vent plein nez et que les vagues nous heurteront de plein fouet, nous devrons dormir attachés dans un harnais. Sans ça, impossible de roupiller sans tomber.

Après ma première nuit en mer à surveiller les cargos et notre trajet sur le GPS, j’eu droit à ma première histoire de pêche. Je venais de m’endormir lorsque le capitaine m’a réveillée en criant. Muscles tendus, il tire sur une des deux lignes à la traîne qu’on venait de dérouler. Je tente de remonter l’autre ligne, question que le tout ne s’emmêle pas dans le moteur. Mais il y a trop de résistance et je dois abandonner. Nous mettons le bateau en panne, les voiles sans vent, le moteur éteint. Le poisson, un mahi-mahi, se débat comme un diable aux écailles vertes fluo. Il est immense! La lutte est violente et, à quelques centimètres du pont, le poisson se déprend. En colère, le capitaine jure et, pour ne pas trop me faire remarquer, je commence à rembobiner la ligne abandonnée. Surprise : la tension est encore beaucoup trop forte. En moins de deux, Jamie enfile un harnais, s’attache une corde autour du corps et prend un masque de plongée. Il me tend la corde après l’avoir enroulé au taquet et il saute à l’eau. Autour, la mer. Je me dis : « Ça y est, c’est la fin, je ne pourrai jamais survivre seule. » Et puis non : il remonte tout énervé! « Il y a un autre poisson! » Le mahi-mahi est tellement fatigué de sa lutte qu’il se laisse tirer. Ses derniers soubresauts s’arrêtent lorsqu’on lui vide du rhum dans les branchies. Mon capitaine s’est coupé l’intérieur de deux jointures si profondément qu’on devra remplir ses plaies de Crazy glue pour aider la cicatrisation. Couverte de sang et de sel, je prépare les délicieux filets qui nous nourriront pour les 11 prochains repas.

L’île Bonaire apparaît enfin au loin. Ici, la conservation des fonds marins est prioritaire. En fait, une seule baie est accessible au mouillage et il est interdit d’y jeter l’ancre. Les frais de 10 $ par jour pour séjourner à Bonaire valent le détour : jamais n’ai-je vu une eau aussi limpide. Il est possible d’admirer les sillons tracés par les vagues dans le sable à partir du bateau, les rayures des poissons ou le rosé d’une étoile de mer. Au travers des tortues, des raies, des petits requins et des hippocampes, nous avons plongé une dizaine de fois sans jamais être déçus. 

Crédit : Kite-Rin - Shutterstock

Il fallut partir de cet éden pour attraper notre équipière tardive à Curaçao, avant de mettre le cap sur Cuba. Le vent nous porte à toute vitesse, sans pour autant être la tempête. Nous pensions être partis pour cinq nuits, mais il n’en faudra que trois. Le deuxième matin, nous voyons poindre des voiles de toutes les couleurs, même si notre GPS nous indique que nous sommes encore à au moins 50 miles de la côte d’Haïti. Des pêcheurs, avec des barques à rames, vont rejoindre leurs casiers et lancer leur filet. Le grand voilier nous semble tout à coup bien luxueux...

Après la quiétude des nuits en mer, nous voilà devant la terre. Cuba vit, respire et vibre dans un bruit assourdissant. La côte verdoyante qui remplace le bleu des derniers jours me fait fantasmer, me donne le tournis. Le long des rives, les bicoques colorées bourdonnent de vie. De la terre, les gens nous envoient la main. Les pêcheurs lèvent la tête et sifflent les deux demoiselles.

À la marina de Santiago de Cuba, pas le droit de sortir du bateau tant qu’on n’a pas reçus et payés les six douaniers et inspecteurs des différents ministères (hygiène et santé, prévention des moustiques [avec vaporisation à la grandeur de la coque], cohorte antidrogue avec chien renifleur, inspections des aliments, immigration et capitainerie).

Les Cubains sont particulièrement accueillants et très curieux. Même s’ils demandent des cadeaux à tout moment, ils s’enquièrent de notre pays d’origine, de ce que nous faisons, de l’actualité internationale. Santiago de Cuba est la deuxième plus grande ville sur l’île, après La Havane. Malgré ses 427 000 habitants, elle n’a rien d’une métropole. On la dirait figée dans le passé avec son architecture coloniale, ses murs craquelés, ses voitures anciennes. La vie ici est dans la rue. Les gens se connaissent, s’arrêtent pour prendre des nouvelles de l’abuelita (mamie). Tout le monde porte un uniforme : les écoliers, les commis, les policiers, les gardes de sécurité, les serveurs. Qu’est-ce qu’ils ont fière allure!

De retour de la ville, nous avons traîné nos carcasses jusqu’aux bains de la marina. Cette première vraie douche depuis 14 jours n’aurait pu être plus délicieuse. Un jet d’eau généreux et froid qui n’en finit pas. J’ai dû me laver trois fois, sous les yeux ébahis d’un papillon de nuit grand comme ma paume. Nous avons passé une autre journée à Cuba, puis nous sommes partis vers la Jamaïque. Avant même de voir la terre, nous avons pu sentir son odeur de café et de cumin. Mais horreur, l’eau est couverte de déchets! De la mer, le bruit des voitures, le relent industriel, les néons de Burger King nous ont tellement rebutés que nous sommes repartis vers les îles Cayman après quelques heures de sommeil.

Le trajet de 232 milles nautique nous a pris le double de temps que prévu : le vent nous a faussé compagnie pendant près de 12 heures. Le bateau dérivait au gré du courant marin, les voiles « flacottaient » bruyamment. Puis, une microtempête arriva et changea la donne. Il fallait réagir vite, replacer les voiles, changer le cap, le temps que ça passe. Immanquablement, le vent mourrait après une quinzaine de minutes chargées d’adrénaline. Parfois, une pluie drue tombait, pinçant la peau. À chaque ondée, j’exultais. De l’eau douce tombée du ciel! Je dansais pour encourager les nuages à se déverser sur mon corps salé. Je n’en pouvais plus d’être une croustille rougie. La pluie ne durait que cinq minutes, tout au plus. Je n’avais pas le temps de sortir mon savon que le soleil nous cuisait de nouveau. Alors qu’on faisait des biscuits en maillot de bain ou qu’une vingtaine de dauphins sautaient dans la brunante, mon amie répétait souvent : « Ce n’est pas la vraie vie, ça! » Le monde de la voile semble perpendiculaire au monde terrestre. Le temps n’est pas calculé de la même façon. Les cordes ont des noms. La voile, c’est accepter de laisser son orgueil au vestiaire et de vivre là, maintenant, parce que demain, on ne sait pas où le vent nous mènera.

Le voyage jusqu’aux îles Cayman nous a paru interminable. Accostés au quai industriel, nous n’avons pu résister à l’appel de l’eau. Notre apnée nous a fait découvrir un barracuda géant (la même grandeur que moi, je le jure) et des calmars. Grand Cayman reste une destination plutôt chic, ce qui crée un clivage assez amusant, comme cet attroupement de poules devant la vitrine d’une boutique Chanel. L’annonce des marées noires dans le golfe du Mexique pressait le capitaine d’arriver à sa destination. Sur les îles, on pouvait sentir la menace du déversement. Quand plus de 75 % de la population locale vit grâce à la pêche et au tourisme aquatique, on comprend la panique! Nous avons atteint Cozumel le lendemain, juste à temps pour prendre notre vol au matin. « Bienvenue dans la réalité », a annoncé l’hôtesse de l’air dans le vol de retour. Elle ne pouvait mieux dire.

Guide de départ
Où? Aruba, Curaçao, Bonaire, Cuba, Jamaïque, îles Cayman, Cozumel.
Quand? Trouvez-vous un capitaine et filez!
Coût : Habituellement, les capitaines demandent 15 $US par jour pour la nourriture et les dépenses courantes du voilier. Pour le reste, c’est à vos frais (visas, boissons, activités). Pour un mois, tout inclus, ça m’a coûté moins de 1 500 $.
Avion : American Airlines ou Continental Airlines.
Bière locale : Bières blondes locales sur chaque île. 32 $ pour 12 bières. Le rhum est nettement moins cher!
Eau : L’eau de mer est distillée pour la rendre potable sur la majorité des îles, on peut donc la boire sans danger et on n’a pas à avoir peur des glaçons contaminés dans les cocktails. Par contre, à Cuba, on vous recommandera l’eau embouteillée.
Où trouver : Floatplan.com • 7knots.com • stw.fr • voile.org
Pourquoi y aller : Pour apprendre à naviguer à faible coût, jouer au pirate, se sentir minuscule sous les étoiles, mais géant à la fois.


Le meilleur : Lire la nuit à la seule lumière de la pleine lune, devenir pratiquement blasée des dauphins à cause de leur surnombre et vivre pleinement dans le vent.
Le pire : Le mal de terre au retour. Quand tu dois te retenir au clavier du café Internet pour ne pas tomber…
Le plus étrange : L’imposante machine administrative cubaine, avec ses six douaniers par bateau et leur chien renifleur de drogues. 


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