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  • Crédit: Tourism BC

Hors-piste tragique

L’hiver dernier, un couple de skieurs québécois s’est aventuré et perdu en dehors des limites d’une station de ski de la Colombie-Britannique. Les SOS laissés par Marie-Josée Fortin et Gilles Blackburn ont été aperçus à quelques reprises, mais personne n’est venu à leur rescousse à temps pour éviter le pire.

Dimanche 15 février 2009, milieu d’après-midi. Il fait cinq degrés sous zéro au sommet de la chaise Stairway to Heaven, sur le sommet Blue Heaven, à Kicking Horse Mountain Resort. La station de ski est située dans la chaîne des Purcell, près de Golden, dans le sud-est de la Colombie-Britannique. Les vents sont calmes, le soleil est au rendez-vous. La visibilité atteint presque 20 kilomètres à la ronde. Le ski s’annonce sublime.

Gilles Blackburn, 51 ans, et Marie-Josée Fortin, 44 ans, terminent leur deuxième journée de glisse à Kicking Horse. Le couple de l’arrondissement montréalais de LaSalle prévoit de rouler en fin de journée jusqu’à Revelstoke Mountain Resort (situé à une heure et demie à l’Ouest), afin de poursuivre son périple de ski amorcé quelques jours plus tôt. Ils ont réservé à Revelstoke une chambre dans un B&B pour terminer en beauté leur voyage d’amoureux de la Saint-Valentin.

Après le petit déjeuner, ils paient leur condo et quittent le Mountaineer Lodge, un hôtel situé au pied des pistes de Kicking Horse. Ils rangent leurs bagages dans la voiture de location garée dans le stationnement intérieur du Mountaineer et prennent la montagne d’assaut une dernière fois.

À la sortie de la remontée Stairway to Heaven (à 2450 mètres d’altitude), les deux skieurs ont le choix de continuer à pied pour gagner le haut de White Wall et de Feuz Bowl, d’attaquer les couloirs de Redemption Ridge ou de descendre une des pistes menant au Crystal Bowl. Comme ce sont desskieurs aguerris, ils choisissent plutôt de partir à l’aventure et de plonger vers Canyon Creek en dévalant en hors-piste le versant opposé de la montagne. Avant de quitter le domaine skiable, ils croisent un panneau sur lequel est écrit : « Limites de la station de ski. Non patrouillé. »

Gilles Blackburn se souvient très bien de ce moment : « On a regardé un peu partout, on a vu ça (la sortie vers Canyon Creek). Ça avait l’air superbe. » Peu de journalistes ont réussi à obtenir une entrevue avec Gilles Blackburn depuis qu’il a entamé des poursuites civiles contre la Gendarmerie royale du Canada, Kicking Horse Mountain Resort et la Golden and District Search and Rescue Association (SAR), en mai 2009. Mais après de nombreuses demandes, il a bien voulu nous raconter une partie de son histoire.

« [La descente vers Canyon Creek], c’est pas à pic, c’est pas démentiel. Le terrain n’a pas l’air effrayant du tout, il n’y a pas de roches. En fait, c’est une descente assez banale », se souvient-il. (Marie-Josée Fortin et Gilles Blackburn ne sont pas les premiers à prendre cette décision : le coin est un terrain prisé par les amoureux du hors-piste équipés de peaux de phoques. Ce dont le couple ne se doute pas, c’est que la descente vers Canyon Creek est sans issue. La seule option est de remonter la pente durant de longues heures. « J’ai appris par la suite que ça finit par une falaise et une chute de 200 à 300 pieds. Pour le guide qui a vu nos traces dans les jours suivants, c’est son terrain de jeu. Quand il y va, il se fait sortir en hélico ou il remonte à pied », dit-il.

Gilles Blackburn et sa conjointe sont (pourtant) des skieurs de hors-piste d’expérience. Ils sont des habitués des sous-bois de la station de ski Sutton, dans les Cantons-de-l’Est, et Gilles Blackburn a écumé les montagnes de l’Ouest canadien pendant un séjour de cinq ans et demi entre 1979 et 1985. Le couple a aussi fait plusieurs sorties à l’extérieur du domaine skiable de la station de Lake Louise, en Alberta. Selon Gilles Blackburn, les deux skieurs ont même tâté du hors-piste à Kicking Horse la veille de leur descente vers Canyon Creek. « L’idée était de suivre la coulée pour retourner vers le stationnement. J’ai skié plusieurs montagnes et j’ai toujours réussi à sortir par en avant », explique-t-il.

Le skieur soutient que lui et sa compagne avaient une telle conviction de trouver la sortie du canyon qu’ils n’ont jamais envisagé de rebrousser chemin et tenter de remonter par où ils étaient venus. « Nous n’avions pas d’eau et la neige ne portait pas. Ça ne m’a même pas traversé l’esprit de remonter ». Le couple s’est donc enfoncé dans le canyon, où il ne sera retrouvé que neuf jours plus tard – soit le 24 février, environ 48 heures après la mort par hypothermie de Marie-Josée Fortin.

Seuls au monde

Dès la première nuit passée au fond de Canyon Creek, Gilles Blackburn dessine un SOS dans la neige avec ses skis. Il dit en avoir fait deux autres le lendemain matin et en mi-journée, le dernier « en haut du glacier ». Ces SOS sont aperçus à au moins deux reprises les 17 et 21 février par des employés et des clients de Purcell Helicopter Skiing, une entreprise de ski en hélicoptère.

Le premier à remarquer ces traces est un guide en congé. Le document de l’action en justice, tout comme les témoignages recueillis à l’époque, soutient que le guide de Purcell a aussitôt avisé des employés de la station de Kicking Horse de sa découverte (le 17 février). Les employés de la station effectuent alors des vérifications pour déterminer si des skieurs sont portés disparus, si de l’équipement de location n’a pas été retourné ou si une voiture est abandonnée dans le stationnement extérieur de la station de ski. Selon les documents de la poursuite civile, Kicking Horse Mountain Resort prévient les responsables de la Golden and District Search and Rescue Association (SAR) le jour même, mais la GRC n’est pas mise au courant de l’événement.

Les différents services de SAR de cette province ne peuvent décider d’intervenir sans l’approbation d’une organisation légalement constituée de première réponse comme un service de police, d’incendie ou d’ambulances. Lors de cette première découverte du 17 février, le SAR de Golden attend une directive de la GRC qui ne viendra jamais, puisque personne n’a contacté le service policier.

Le 21 février, soit six jours après le début de la mésaventure du couple, les occupants d’un hélicoptère de Purcell Helicopter Skiing aperçoivent un autre SOS. Cette fois-ci, la GRC est mise au courant.

Le sergent Marko Shehovac déclare lors d’une assemblée publique du conseil municipal de Golden organisée après les événements (soit le 10 mars 2009), qu’un agent a reçu l’information et qu’il l’a aussitôt communiquée à la SAR et à Kicking Horse Mountain Resort. Selon le sergent Shehovac, le policier a reçu pour réponse que les vérifications d’usage avaient déjà été effectuées sans résultat. L’officier clôt alors le dossier en prenant pour acquis que les procédures avaient été respectées. Toujours devant le conseil municipal de Golden, le sergent Shehovac a admis avoir commis une erreur. « J’ai accordé une confiance aveugle aux informations qui m’ont été fournies et je ne me suis pas posé les bonnes questions pour m’assurer que tout avait été fait correctement », a-t-il concédé. « Je suis responsable de cette erreur de jugement du 21 février et je vais en accepter les conséquences », a ajouté le policier.

Depuis ces déclarations et le dépôt des poursuites, la GRC a changé sa version des faits. Le service policier soutient dans le document de sa défense soumis à la Cour suprême de la Colombie-Britannique en juillet 2009 qu’il n’a rien à se reprocher et que la décision de ne pas pousser l’investigation plus loin était raisonnable, compte tenu des informations disponibles à ce moment. De son côté, Kicking Horse Mountain Resort affirme que les termes et conditions de l’avis de non-responsabilité imprimé sur les billets de ski que portaient le couple et les divers panneaux de prévention installés un peu partout sur la montagne l’exonèrent de tout blâme. Les défendeurs ajoutent que le couple est en partie responsable de son malheur parce qu’il a quitté le domaine patrouillé sans y être préparé et qu’il n’a avisé personne de l’endroit où il se rendait.

Même si presque une année s’est écoulée depuis la tragédie, Gilles Blackburn parle avec beaucoup de réticence et d’émotion des neuf jours passés par le couple dans l’impitoyable froidure de l’hiver. Et il aborde du bout des lèvres les dernières heures de son épouse qui est morte dans ses bras. La température maximale moyenne de la semaine du 15 février 2009 n’a pas dépassé 0 degré Celsius et est descendue à une moyenne de -12 la nuit. Le vendredi 20 février, après cinq jours de camping d’hiver forcé, sans aucun équipement ni nourriture autre que deux barres granolas, Marie-Josée Fortin commence à souffrir de symptômes d’hypothermie.

Gilles Blackburn dit que sa conjointe a sombré dans le découragement le lendemain (samedi 21), après sept jours passés au creux de Canyon Creek. C’est à ce moment qu’il a commencé à craindre sérieusement pour elle. Marie-Josée Fortin meurt dans la soirée du 21 ou dans la nuit du 22, indique son conjoint. Au cours de leurs derniers moments ensemble dans le petit abri de fortune aménagé dans la neige et alors qu’ils envisagent la possibilité de ne pas revenir en vie, le couple dresse le bilan de leur vie. « Dans des moments comme ceux-là, on effleure les petits sujets, les très, très importants. On va jusqu’au fond, on les tourne de tous les côtés, on les épuise. On a parlé de tout, on a réglé beaucoup de choses », a dit Gilles Blackburn sur les ondes de RDI, le 6 mars 2009.

Poursuites judiciaires

La tragédie qui a coûté la vie à Marie-Josée Fortin et les poursuites de son mari ont créé une véritable onde de choc dans l’Ouest canadien. Des associations de recherche et de sauvetage de la Colombie-Britannique – des organismes sans but lucratif très importants dans l’effort de recherche et sauvetage de cette province et qui sont constitués de volontaires –, dont celle de Golden, ont suspendu temporairement leurs opérations au début de l’été afin d’éviter de s’exposer à d’éventuelles poursuites similaires. Selon le ministère de la Sécurité publique et du solliciteur général de la Colombie-Britannique, les 83 SAR de la province comptent 4700 volontaires et font en moyenne 1000 interventions par année. La crainte de perdre ces SAR a donné lieu à de virulents commentaires dans les journaux et sur les blogues au sujet des poursuites des Blackburn ainsi que de la responsabilité effective des skieurs dans leur mésaventure. Le gouvernement provincial a alors accepté de négocier avec les SAR une aide de 180 000 $ pour couvrir les coûts d’assurance responsabilité de ces organisations.

Selon Gilles Blackburn, il aurait fallu de bien peu de choses pour sauver la vie de Marie-Josée. Des allumettes, le cellulaire qu’il a oublié, un couteau, un petit sac et un peu de bouffe. Si c’était à refaire, ils auraient prévenu quelqu’un de leur itinéraire, avec pour consigne d’alerter les secours s’ils ne donnaient pas signe de vie au terme d’un délai convenu. De l’avis de tous, y compris du sien, Gilles Blackburn et Marie-Josée Fortin ont commis un certain nombre d’erreurs, dont celles de sortir du domaine skiable sans aviser qui que ce soit et de s’éloigner des signaux SOS qu’ils avaient dessinés dans la neige. (Ce n’est que le 21 février qu’ils décident de se construire un abri et d’y rester.)

Gilles Blackburn est prêt à assumer sa part de responsabilité dans sa mésaventure. À la limite, il prend à son compte les deux premières journées du 15 et du 16 février. « Mais les cafouillages survenus à compter du moment où le guide de Purcell Helicopter Skiing signale le SOS et nos traces dans la neige le 17 février tombent dans le passif des secouristes », soutient-il. Selon lui, la présence de SOS dans un endroit aussi difficilement accessible et reculé aurait dû mener à des recherches sur le terrain. Si les responsables les avaient lancées le 17 février, Marie-Josée Fortin serait probablement encore en vie. Même des recherches amorcées le 21 l’auraient peut-être sauvée.

Dans l’une des deux poursuites déposées par l’avocate de la famille Blackburn, Nancy Wilhelm-Morden, reproche à la GRC, à la SAR de Golden et à Kicking Horse Mountain Resort d’avoir « omis d’initier une recherche du plaignant et de Mme Fortin alors qu’ils savaient ou auraient dû savoir que les signaux de SOS ont été aperçus dans Canyon Creek, un endroit sans issue, et ils savaient ou devaient savoir que quelqu’un était perdu dans Canyon Creek et que leur inaction pourrait provoquer la mort ou des blessures à la personne ou aux personnes qui ont fait les SOS. »

Le procès devrait débuter au printemps ou à l’automne 2011. Selon l’avocate, des membres de la GRC de Whistler ont mené une enquête interne au sujet du comportement des membres du détachement de Golden. Leurs conclusions n’ont pas été rendues publiques et l’avocate doute qu’elles le soient avant la tenue du procès. Par ailleurs, le coroner a recommandé la tenue d’une enquête publique sur les causes de la tragédie, mais au moment d’écrire ces lignes, le coroner en chef de la province n’avait pas encore décidé s’il irait de l’avant.

Pour des raisons évidentes, Gilles Blackburn n’a pas rechaussé les skis la saison dernière. « Mon gros orteil et la moitié du deuxième orteil de mon pied gauche ont été amputés. J’aurais été incapable d’enfiler mes bottes », a-t-il dit. « Mais je vais skier à nouveau! »

 

Partir en hors-piste
Que faut-il prévoir avant de partir en hors-piste? Le guide d’aventure Jean-Pierre Danvoye (lechappeebelle.com) explique ce qu’il met toujours dans son sac à dos.
• Un téléphone cellulaire ou satellitaire : « Pendant un certain temps, il y a eu une controverse au sujet de ce genre d’outils dans les grands espaces. Je réponds que la technologie existe et qu’il faut l’utiliser. C’est peut-être ce qui va permettre de sauver la vie de quelqu’un! »
• Se munir d’une carte topographique de la région visitée, placée au fond du petit sac à dos de jour dès son arrivée.
• Si on se perd et qu’il devient évident qu’on devra passer la nuit dehors, il faut garder son calme et ériger un campement. Le lendemain, tenter de rebrousser chemin si possible, mais seulement si on est certain de ne pas s’enfoncer davantage. Sinon, rester dans les environs et se faire le plus visible possible : signaux, feux, vêtements voyants, etc.
• Tenter d’avoir accès à de l’eau potable, car manger de la neige n’est jamais une bonne option…
• Le recours à un guide, ou prendre des informations auprès de gens de la région, est toujours recommandé.
« Le froid et le vent sont les principaux ennemis dans pareilles circonstances. Il faut se mettre à l’abri. La neige agit comme un isolant, alors on se creuse un trou le plus profond possible, selon le principe de l’igloo. Peu importe la température extérieure, il fait autour de zéro degré dans un igloo bien conçu. Dans l’Ouest, on est en haute montagne. Le danger zéro n’existe pas, même au Québec. Il peut toujours arriver quelque chose. »
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