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  • Crédit: Christian Huot

À vélo sur la frontière indienne

Quelques heures seulement après avoir quitté Leh, la capitale du district himalayen du Ladakh, je me demande déjà pour quelle raison je me suis donné tant de mal pour venir souffrir de la sorte. 

La journée avait pourtant bien débuté. Une fois sorti de la ville en ayant échappé à la flotte de monstrueux camions Tata, je roulais sur la rive sud de l’Indus sur une route déserte recommandée par Namgyal, l’hôte sympathique de mon auberge. La route passait par une série de villages où les gens m’accueillaient par un enthousiaste « Julley! », la salutation ladakhi passe-partout.

Les villages ont rapidement laissé la place à un paysage aride et austère. Pour éviter le trafic, Namgyal m’avait recommandé cette route secondaire vers le gompa (monastère bouddhiste) d’Hémis. Je suis maintenant seul sous un soleil impitoyable dans un paysage dénué de toute végétation et sans une goutte d’eau en vue. C’est exactement l’endroit que j’avais rêvé de venir explorer à vélo depuis ma première visite dans la région, il y avait belle lurette. Mais à présent que j’y suis, je me demande pourquoi j’en avais tant envie.

Les seules âmes que j’ai aperçues depuis des heures sont une poignée de travailleurs misérables du Bihar qui entretiennent la route. « Aap kahan jata hai? », l’un d’eux me demande-t-il. « Je vais à Hémis », que je lui réponds. Ils me regardent avec un air abasourdi, lorgnant ma monture comme si c’était l’étrange chariot volant d’un dieu hindou. Ma lourde bécane n’est pas du tout équipée pour défier la gravité, et la montée me semble interminable vers ce que j’espère être Hémis. Difficile d’être sûr, car le monastère est perché loin de la rivière, bien caché. Je suis chargé à bloc, crevé par la montée, presque à court d’eau et j’accueillerais avec extase un petit pouce carré d’ombre.

J’avance à grande peine et me demande avec inquiétude si je suis sur le bon chemin lorsque j’aperçois enfin le village, superbe oasis. Épuisé, j’ai les émotions à vif et les sens exacerbés. J’ai l’impression d’émerger d’une planète hostile et de revenir sur Terre. Les sons de la vie humaine, le rire des enfants et des femmes qui bavardant, le vent qui caresse les arbres feuillus, l’exquis gargouillis d’un ruisseau : tout est si riche et magnifique, que je ne peux refouler une petite humidité dans les yeux. Au monastère, je rencontre Thinley, un jeune moine qui m’offre de partager ses quartiers. On dirait que je suis dans une scène de Tintin au Tibet.

Deux jours plus tard, en amont le long de l’Indus, mon voyage en solo vers la frontière tibétaine est interrompu par des pluies torrentielles, des inondations et des glissements de terrain. J’embarque mon vélo sur un autobus et reviens vers la capitale pour rejoindre mon copain Bruno, qui émergeait enfin d'une épique session de vomissements de tripes.

La Nubra
À l’agence Discovery Ladakh, l’affable Dorje nous indique qu’il peut nous obtenir un permis pour visiter la vallée de la Nubra jusqu’à la hauteur de Turtuk, sur l’hermétique et militarisée frontière pakistanaise. Pour la première fois, des non-résidents peuvent pénétrer au-delà d’Hunder, 80 km plus à l’est. L’idée de Turtuk nous emballe. Deux jours plus tard, nous nous attaquons au Khardung La, le col de 5 600 mètres qui sépare la vallée de l’Indus de celle de la Nubra.

Les premières heures se déroulent bien. Le dénivelé est graduel et les points de vue sur la chaîne du Stok Kangri sont époustouflants. Vers 4 500 mètres, notre progression freine et j’éprouve un constant étourdissement. Mon souffle raccourcit et le seul fait d’arrêter de respirer pour prendre une gorgée d’eau m’essouffle. Au poste de contrôle, l’officier nous trouve tellement ridicules sur nos vélos qu’il nous laisse circuler en regardant à peine nos permis de passage. « Good luck! », nous lance-t-il le sourire aux lèvres.

Après ce point de contrôle, nous passons autant de temps à pousser nos montures qu’à pédaler avec léthargie. Pendant des heures, le col se dévoile au loin, mais semble immobile. Une fois que nous sommes rendus à son passage, le soleil est tombé derrière les montagnes; la nuit arrive et il fait déjà froid. La route qui descend est défoncée, parcourue de petits torrents créés par les glaciers fondant au soleil de l’après-midi. Avec l’air raréfié, nous ne sommes même pas en mesure d’apprécier le paysage hallucinant qui s’offre à nous. Je m’élance dans la descente, mais la neige fondante envoie valser mon vélo et je perds pied. Je suis indemne, mais un peu sonné.

Vers 5 000 mètres, nous rencontrons un cycliste polonais qui se prépare à passer la nuit dans une vallée féerique dominée par un bouddha géant. « Campez avec moi! » propose-t-il sur un ton un peu désespéré. Dormir à 1 500 mètres plus haut que la veille est trop risqué pour nous (à ces altitudes, on recommande de se limiter à des gains de 300 mètres) et nous décidons de reprendre la descente dans une obscurité bientôt complète. De temps en temps, on entend la proximité d’un invisible torrent en furie, mais nos lampes frontales n’éclairent pas grand-chose. Le village de Khardung est endormi quand on y arrive.

Heureusement, le hameau compte une auberge. Après 12 heures en selle, le confort d’un gîte et d’une table est un luxe inouï. Notre hôte, Deskyiang, nous accueille dans la cuisine où l’on dévore un classique et succulent cari de légumes accompagné de lentilles et de riz basmati. Presque tout (comme partout au Ladakh) provient du jardin de la famille.

La descente depuis Khardung La représente environ 70 km de pur plaisir. Au village de Khalsar, où nous nous arrêtons pour diner dans une dhaba (casse-croûte), nous voyons un groupe de touristes français s’extirper d’une minifourgonnette bondée. « Quels chanceux, ces cyclistes! », s’exclament-ils. On se dit que pour rien au monde on ne changerait de place. Le long de la rivière Shyok, la route s’aplanit, mais le paysage varie constamment. Nous roulons, contemplons des dunes peuplées de chameaux, nous nous levons avant l’aube pour assister aux prières dans un monastère du 14e siècle et marchons sur des collines sans nom qui dépassent par trois fois n’importe quel sommet de notre province.

En territoire inconnu
Après Hunder, les postes de contrôle se font fréquents. Les soldats sont intrigués par nos vélos. De temps à autre, l’un d’eux trouve le courage de nous demander de les essayer pour un petit tour. Invariablement, ils ont l’air maladroit et peu confiant, mais affichent un air excité un peu espiègle. Pénétrer cette région jusqu’ici interdite nous rend fébriles. Nous quittons le monde bouddhiste pour aborder le Baltistan musulman. La vallée s’ouvre et à l’horizon se découpe en une complexité de sommets. Juste au nord, au Pakistan, se dresse la chaine des Karakorum. Si près, et pourtant inaccessible.

C’est étrange comment la politique moderne a rendu ces mondes plus isolés qu’autrefois, dis-je.


À quoi penses-tu que Turtuk ressemble?demande Bruno. On n’a encore rencontré personne qui y soit allé.
J’imagine un endroit aride, un peu Far West. Mais j’ai rarement été à un endroit sur lequel j’en connais si peu

La curiosité est réciproque. Au village de Bogdan, on cause un émoi en arrivant. Alors qu’on s’arrête sur le chemin, les champs se vident et les jeunes femmes et enfants accourent vers nous. Ils s’attroupent autour, murmurent et rigolent, et pratiquent leurs quelques phrases d’anglais. Ils ne demandent rien. Ils veulent simplement voir les exotiques voyageurs.

L’arrivée à Turtuk est décevante. La dernière partie de la route, un amas de cailloux de la taille de pamplemousses, nous a exténués. La route d’accès est parsemée d’échoppes négligées proposant une maigre sélection d’objets pas toujours identifiables. « On n’aura pas besoin de s’éterniser ici! », commente Bruno. Un peu plus loin, nous arrivons à un café où quelques hommes discutent.

Je m’appelle Rustum, nous dit amicalement un homme costaud. Cherchez-vous un endroit pour rester?

Ça ne serait pas de refus.

Mon frère vient tout juste d’ouvrir une auberge. La seule en ville! Laissez-moi vous y conduire. 

La rue principale n’était en fait que la « banlieue » du hameau. Pour se rendre au village, notre guide nous mène vers un pont piétonnier enjambant une rivière tumultueuse. De là, nous mettons pied dans un autre monde. Le charme fou de ce petit hameau inaccessible aux véhicules motorisés opère instantanément et dissipe notre fatigue. Des jeunes hommes sortent de nulle part pour nous aider à porter nos vélos dans les abrupts sentiers. Le village est impeccablement propre. Les maisons de pierres sont entretenues soigneusement et les jardins sont luxuriants. À chaque détour, de beaux visages aux traits d’Asie centrale nous accueillent.

Notre hôte est visiblement fier de son village. Le lendemain, il nous guide dans un dédale de sentiers, cueillant au passage mûres et abricots. Comme il n’y a aucun restaurant, la famille de Rustum fournit les repas. Leur service est incroyablement attentionné et chaque repas constitue un festin local. Le cari de pois est particulièrement délicieux. « Ce type de pois est unique à Turtuk », affirme le frère de Rustum en souriant.

Les résidants de Turtuk semblaient excités et optimistes au sujet de l’ouverture de leur région. Ils avaient hâte de profiter de l’afflux monétaire et de pouvoir bénéficier de certains produits de consommation modernes. Pourtant, je ne peux m’empêcher de visualiser les jolis canaux du village saturés des bouteilles en plastique et des enveloppes de chocolat que ne manqueront pas de laisser les touristes qui débarqueront ici...

Mais ce n’est peut-être pas le plus grand changement à venir. Lors de notre dernière nuit dans la Nubra, une pluie diluvienne s’est abattue sur cette région normalement désertique. De retour à Leh, nous avons trouvé une ville dévastée où plusieurs centaines de personnes avaient perdu la vie. Avec les routes emportées et quelques randonneurs disparus, bon nombre de touristes tentaient de partir par tous les moyens, au grand dam d’une économie locale de plus en plus liée au tourisme.

Plusieurs mois plus tard, je pense aux rencontres que nous avons faites, nos hôtes chaleureux, ces femmes charmantes au bord de la route, ces travailleurs intrigués, ces soldats ennuyés, ces enfants curieux et je me demande ce qui leur est arrivé. Et je repense à ce voyage lent qu’impose le vélo qui a facilité ces rencontres. Vraiment, il n’y a pas meilleur moyen pour voyager.

 

Guide de départ
Où : Le Ladakh, en Inde.
Quand : Les cols sont passables de la mi-juin à la fin-septembre. En théorie, la région est à l’abri de la mousson estivale, mais c’est de moins en moins vrai.
Pourquoi y aller :Pour les paysages célestes, l’accueil chaleureux et les cultures tibétaine et balti.

Prix 
Avion :Environ 1 700 $ pour Delhi.
Bière locale : 3 $, mais rare hors de Leh.
T-shirt : 7 $
Hébergement : Entre 5 $ et 12 $ pour une chambre double. À Delhi, multipliez par trois ou quatre.
Repas : À Leh, les prix varient de 2 $ pour un plat indien ou tibétain dans un boui-boui local à 10 $ pour un repas dans un repère de touristes branchés. Hors de Leh, un petit festin végétarien accompagné de thé épicé (chai) coûte rarement plus de 3 $.
Transport : Le vol Delhi-Leh varie selon le moment de la réservation, mais comptez au moins 300 $ aller-retour. Le pittoresque trajet par la route prend trois jours, mais coûte à peine quelques dizaines de dollars.

 

Le meilleur : L’accueil fabuleux et l’hospitalité tout attentionnée au splendide village de Turtuk.
Le pire : Sans conteste, la dévastation et les morts causées par les inondations.
Le plus étrange : Être dans l’Himalaya, mais malade par la pollution. Au retour d’une bucolique tournée dans l’ancienne capitale de Stok, à partir de Spituk, on s’est tapé une abrupte montée de 9 km dans un nuage opaque de diesel dont on a émergé le teint sérieusement vert...
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