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  • © Samuel Lalande-Markon

Récit d'expédition : La Route blanche en fatbike... comme plaquebières sous neige

L’hiver dernier, Samuel Lalande-Markon s’attaquait en fatbike à la Route blanche, ce parcours neigeux et éphémère de 400 km qui relie entre elles les communautés enclavées de la Basse-Côte-Nord. Une première qu’il a réalisée en duo et dont il relate ici une journée type, avec beaucoup de finesse et… un brin de poésie.


© page Facebook d'Expédition Route blanche

À 6 h, mon téléphone m’extirpe de mon sommeil au son de son impitoyable réveille-matin. J’ai beau refermer momentanément les yeux, le songe dans lequel j’étais vautré n’est déjà plus qu’un souvenir évanescent. Les sens me reviennent un à un et je prends brutalement conscience d’où je suis : assoupi dans la neige, par −30 °C. Seul le bout de mon nez est resté en contact avec le monde extérieur par une étroite ouverture dans l’encolure de mon sac de couchage. Mon souffle tiède y a déposé de fins cristaux de givre au contact de l’air glacial ambiant. Au travers du cloisonnement de duvet et de Pertex, je discerne mal les premières paroles de Félix-Antoine, qui semble aussi surpris que moi de se retrouver là. Ici, la simple formule « bon matin » ne se livre pas sans une dose d’ironie.

À l’extérieur de la tente, le soleil naissant découpe l’horizon d’un trait d’or dont les reflets enluminent le dessous des nuages. La blancheur du paysage rend encore plus vibrant le lever du jour. Avec un peu de chance, la température montera de cinq ou dix degrés en avant-midi. En attendant l’accalmie, le froid laisse peu de place au prélassement. Boire, manger, se vêtir : les besoins primaires exigent chacun des tâches complexes afin d’être comblés. Pour une tasse de café, il faut faire fondre dix fois le volume équivalent en neige.

Deux heures plus tard, notre barda est réduit à peu de chose. Tout est compacté, compartimenté et sanglé sur nos fatbikes. Nous avons opté pour une formule hybride entre le cyclocamping traditionnel (sacoches sur porte-bagages) et le bikepacking (sacs installés à même la structure du vélo) afin de minimiser notre poids et de favoriser la portance sur la neige. Pour peu, on croirait que nous sommes équipés pour une balade d’une fin de semaine.

Le Grand blanc


© Samuel Lalande-Markon

Partis il y a six jours, nous avons à peine parcouru les 100 premiers kilomètres au-delà de Kegaska, le mythique « boutte » de la 138. La Route blanche… Ce nom nous fascine depuis que nous en avons connaissance. Félix-Antoine en a déjà relié les deux extrémités à vélo, à l’été 2016, par la Translabradorienne. Un détour de 2000 km au nord à travers les fondrières de mousse infestées de mouches.

Le chemin le plus direct pour rejoindre Blanc-Sablon enjambe près de 500 km de pessières, de plateaux toundriques et de baies océaniques. Il n’est praticable qu’à partir de janvier, alors que les étendues d’eau se figent et que la neige tombe en quantité suffisante pour y laisser circuler les motoneiges. Cette route, ce n’est pas un bien récréotouristique que se paie le Québec pour le fun. C’est un lien vital qui relie les quinze communautés de la Basse-Côte-Nord alors que la navette maritime du Bella Desgagnés cesse sa desserte. À près de 1000 $ par billet d’avion, on comprend que les Coasters privilégient le ski-doo pour se visiter entre amis.

Ces Coasters, nous en croisons quelques-uns peu de temps après le départ de notre bivouac frigorifiant. Ils sont Innus, anglos ou francos, la plupart ensevelis sous des couches de vêtements chauffants alimentés par le moteur de leurs motoneiges, que nous entendons venir de loin. La veille, nous avons dormi à Unamen Shipu, l’emblématique communauté de La Romaine qu’a racontée Pierre Perrault dans ses documentaires et où l’innu-aimun a préséance sur toute autre langue. 

Alors qu’à l’ouest, les rumeurs de prolongement de la 138 s’intensifient, ce village demeure pour l’instant séparé du réseau routier québécois par une soixantaine de kilomètres, ce qui favorise l’autarcie et un mode de vie orienté vers les ressources de la nature. Comme dans la plupart des communautés que nous prévoyons de visiter, nous y avons animé des activités à l’école locale. Au souper d’arrivée chez une professeure particulièrement affable, on nous a servi des pétoncles et des homards récoltés l’été d’avant à la puise. Je répète : à la puise. Par un bel après-midi à marée basse, une embarcation peut dénicher une centaine de ces crustacés entre les roches des baies avoisinantes.


Mutton Bay © Catherine Allard

Aux ressources de la mer s’adossent celles, quasi illimitées, de la forêt boréale. Ils sont à peine plus de 5 000 résidents à être disséminés le long de ce littoral immense qu’est la Basse-Côte-Nord. L’occupation humaine n’outrepasse pas la capacité de régénération de la nature : chaque famille dispose de son secteur de coupe afin d’empiler assez de cordes de bois pour que le poêle ne dérougisse pas de l’hiver. Le chômage saisonnier qui frappe les quelques pêcheurs commerciaux ne semble pas affecter le quotidien. Aux aurores, tout le monde se trouve quelque chose à besogner.

Ici, on vit comme on vivait il y a 100 ans dans le reste de la péninsule du Québec. Je ne parle pas des commodités domestiques ou de l’Internet — dont le débit somme toute assez lent donne envie de sacrer là les écrans et d’aller jouer dehors —, mais bien du rapport harmonieux au territoire, à la collectivité, au temps qui passe. Je mets au défi n’importe quel citadin de séjourner une semaine sur place et de revenir dans son quotidien hyperconnecté sans avoir l’impression de passer à côté de sa vie.


© page Facebook d'Expédition Route blanche

Les motoneiges niveleuses

C’est le passage régulier des motoneiges — disons, au moins une fois l’heure — qui nous a permis, dès le départ, d’envisager de rouler sur la Route blanche. Les précipitations et les variations de température sont trop fréquentes pour que le couvert nival durcisse assez afin d’assurer le libre passage des vélos. En revanche, les motoneiges laissent derrière elles des traces suffisamment compactes qui permettent à nos pneus surdimensionnés de cinq pouces de flotter.

Avant le départ, mon ingénieur de partenaire avait fait la démonstration scientifique qu’il n’y aurait pas de risque de se faire emboutir, et notre expérience sur le terrain est en voie de lui donner raison. La singularité de notre équipée nous vaut même, invariablement, des hochements de tête approbateurs, et la cohabitation avec le trafic motorisé s’avère pleinement sécuritaire. Bien souvent, des discussions joyeuses s’ensuivent, mais il faut les écourter pour éviter de geler sur place.


© page Facebook d'Expédition Route blanche

Cela dit, on doit toujours rester attentif, en roulant : consentir un regard admiratif au paysage peut nous faire perdre notre sillon et nous expulser de nos selles. À −30 °C, le vent épand des traînées de neige granuleuse comme du sel au travers de la piste, de petites dunes que nos pneus ne parviennent pas à transpercer ni à gravir. Hier, nous avons réussi à rouler 45 km, incluant une bonne distance à marcher en poussant nos vélos pour surmonter obstacles, côtes ou poches de neige fondante.

Aujourd’hui, je m’accorde une pause à l’entrée d’un portage — c’est ainsi que l’on nomme les zones forestières qui permettent de relier les lacs entre eux. Je place mon visage au-dessus de ma bouteille Thermos afin d’aviver ma peau au contact des chaudes volutes qui en sortent. La Route blanche… Que suis-je venu faire ici ?

Je suis attiré, je pense, par cette idée du blanc, des blancs, les espaces infinis et incertains qui résident à la fois dans le paysage et dans nos esprits. Le blanc offre mille nuances de blanc, mille consistances de neige, mille nuances de soi. Le blanc s’oppose aux écrans lumineux de nos téléphones, à la pollution sonore, à l’obsolescence programmée, aux échéanciers, aux achèvements. Ici, sans motorisation, progresser de 100 km peut prendre deux ou dix jours. Et je pense qu’il faut occasionnellement s’enfoncer de deux pieds dans la sloche pour se rappeler que le monde est régi par des lois qui nous sont extérieures. Voilà ce qu’est l’aventure : accepter le risque de ne pas savoir où sera le bivouac du soir, accepter que le vent puisse forcir jusqu’à se transformer en blizzard, accepter que le monde est monde et que nous sommes nous. Éphémères. Inachevés. Infinis.

Une autre journée s’achève


© Samuel Lalande-Markon

La silhouette de Félix-Antoine émerge d’une bourrasque de neige. Son manteau orange a les mêmes teintes que les baies de chicoutai — ou plaquebières —, que les Terre-Neuviens nomment également bakeapple en raison de leur chair sucrée et acidulée qui fait la renommée des confitures nord-côtières. Notre progression est constante aujourd’hui et nous sommes en voie d’égaliser notre distance de la veille. Avec ses 100 km, la section de La Romaine à Chevery est la plus longue de toute la Route blanche sans croiser un village.

Nous optons pour un plateau — un morne, en langue locale — afin d’y planter notre tente pour la nuit. L’endroit n’a de triste et de maussade que le nom pour qui sait admirer l’empreinte du vent sur la neige, les silhouettes des épinettes et la roche à nu de la toundra. Peu après 16 h, le soleil achève de tracer son ellipse à l’ouest et irradie une dernière fois le relief vallonné. Aussi brillants les rayons soient-il, le temps glacial nous incite à regagner rapidement la chaleur de nos duvets. La veillée impose ses rituels aussi immuables que ceux du matin. Il nous faut quelques heures pour nous installer confortablement, bouillir assez de neige pour le repas, transmettre notre géoréférencement…

À 20 h, nous sommes de retour dans nos sacs de couchage et nous accordons une courte période de loisirs. Je me suis limité à une paire de sous-vêtements pour sauver du poids, mais j’ai tout de même apporté quatre livres et un carnet de notes. Le confort engourdit mes membres fatigués, et le sommeil ne tarde pas à me gagner. Dehors, le ressenti avoisine désormais les −50 °C. Dans l’enveloppe protectrice de mon cocon, je conserve ma chaleur comme le plus précieux des biens. Mon petit cœur bat avec sa paisible régularité.

Ainsi nous sommes, comme plaquebières sous neige.


L’Expédition Route blanche en bref


© page Facebook d'Expédition Route blanche

La section principale de la Route blanche relie Kegaska à Vieux-Fort sur une distance d’environ 400 km. Le ministère des Transports du Québec (MTQ) est responsable de son entretien et de sa réglementation. À défaut d’avoir obtenu une autorisation officielle, nous avons eu la confirmation qu’il n’était pas explicitement interdit d’y rouler. À notre connaissance, nous sommes les premiers à avoir traversé la Route blanche à vélo. Cependant, quelques personnes effectuent chaque année le voyage en ski, en raquette ou même à pied.

La portance sur la neige est le principal facteur qui a déterminé le succès de notre expédition. À l’hiver 2019-20, nous avons bénéficié d’une combinaison de temps froid et de précipitations modérées qui nous a permis d’avancer de 30 à 50 km par jour à une vitesse de 6 ou 7 km/h.

Des refuges sont situés en moyenne à tous les 20 km, mais il est déconseillé de les utiliser pour dormir puisqu’ils sont destinés exclusivement aux urgences. Il faut prévoir une autonomie complète, et la préparation n’est pas à prendre à la légère. Le document de gestion des risques que nous avons élaboré est disponible à l’adresse suivante : samuelmarkon.com/route-blanche.


© Samuel Lalande-Markon

Finalement, nous avons passé 27 jours en expédition, dont 18 sur la Route blanche, pour un total de 785 km roulés, incluant une portion de la côte ouest de Terre-Neuve. Nous avons effectué des séjours de deux ou trois nuits à La Romaine, Tête-à-la-Baleine, Pakuashipi et Blanc-Sablon afin de prendre part à des activités et des rencontres avec les populations locales. L’accueil exceptionnel auquel nous avons eu droit à ces endroits de même qu’à Chevery, La Tabatière, Saint-Augustin et Vieux-Fort figurent assurément parmi les moments forts de l’expédition.

Nous avons utilisé des fatbikes Torngat de Panorama Cycles, en acier et munis de pneus semi-cloutés de 5 pouces. Nous remercions tous les partenaires qui ont pris part à l’aventure avec nous : Arkel, Blivet, DeNolin, Telloc, Airmedic, Centre Sablon, Xact Nutrition et The North Face.

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