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  • Crédit: Marc Loiselle

Les blues du Sentier maritime du Saint-Laurent

Créé en 2004 avec la Route bleue du sud de l’estuaire, le Sentier maritime du Saint-Laurent fête cette année ses 10 ans d’existence. L’occasion de faire un bilan de santé du sentier, qui compte aujourd’hui neuf routes bleues sur les deux rives du fleuve. Et le résultat n’est pas à la hauteur des espérances...

Jean Létourneau, kayakiste passionné, fut l’un des instigateurs de la création du Sentier maritime, via la Route bleue du sud de l’estuaire, au début des années 2000. Il est donc bien placé pour jouer au médecin et en faire le bilan : « Le Sentier maritime est dans une phase compliquée, voire mauvaise. Sa création devait initialement répondre à plusieurs objectifs, notamment la mise en valeur du fleuve et son accessibilité par les kayakistes. Beaucoup d’efforts ont été faits pour la création et le développement des Routes bleues avec leurs infrastructures : les abris, les aires de repos, les services. Mais, une fois l’étape de la mise à l’eau, très peu a été fait pour les pérenniser et faire en sorte que les communautés du fleuve s’impliquent. »

Le constat est clair : le Sentier maritime du Saint-Laurent ne se porte pas bien. Si Jean Létourneau a déjà donné quelques pistes de réflexion, plusieurs points peuvent être soulevés pour expliquer cette situation « compliquée ».

1. Désinvestissement des politiciens et du ministère du Tourisme

Initié en 2002 par le ministre André Boisclair dans le cadre de la Politique nationale de l’eau, le Sentier maritime du Saint-Laurent est le fruit d’une collaboration entre la Fédération québécoise du canot et du kayak (FQCK) et Tourisme Québec. Le ministère du Tourisme donnait ainsi le mandat à la FQCK d’assurer la gestion globale du Sentier maritime et de l’uniformisation des différentes Routes bleues, développées par les comités de développement régional. « La FQCK travaille en partenariat avec Tourisme Québec afin de créer des outils de développement pour les nouvelles Routes bleues », peut-on lire sur le site internet du Sentier maritime. Or, comme l’explique Philippe Pelland, directeur général de la FQCK : « Depuis quelques années, le Ministère s’est progressivement retiré de la politique nationale de l’eau ». La Fédération se retrouve dans une situation difficilement tenable : assurer une mission de coordination et d’uniformisation, sans budget alloué pour le réaliser. « Depuis un an, nous n’avons plus personne au poste de coordination. Tourisme Québec est encore notre partenaire, mais on est loin du compte pour permettre une embauche ». Il regrette cette logique comptable des décideurs : « Le financement du sentier est ponctuel, car ils le considèrent comme un vecteur économique pas assez important à l’échelle du Québec ».

Une réalité que confirme Pierre Gaudreault, président d’Aventure Écotourisme Québec : « Les moyens financiers n’ont jamais été à la hauteur de ce grand projet de mise en valeur du Saint-Laurent. On a donc un projet structurant, mais difficile à être viable à long terme. Il n’y a jamais eu de mise en marché du sentier, ce qui aurait permis le déblocage de fonds. Ça a été le cas avec la Route verte pour le vélo à coup de plusieurs millions de dollars du ministère des Transports. Pour la Route bleue, on parle de quelques milliers de dollars. Faute d’argent, tout a été fait grâce avec des bénévoles ». Mais les bénévoles ne sont pas une ressource inépuisable et ces gens passionnés, malgré un gros travail, commencent à s’essouffler et les effectifs s’amoindrissent. Roger De La Durantaye, président du Conseil d’administration de la Route bleue de la rive sud de l’estuaire, le confirme : « C’est épuisant d’être bénévole, surtout depuis que les ressources de la fédération ne sont plus là. Cela permettait d’avoir un support, un lien avec les autres routes bleues. Aujourd’hui, on est comme coupé les uns des autres. C’est difficile au quotidien ».

Pourtant, la situation n’est pas partout la même et certains arrivent à s’en sortir. Alexandre Joly, directeur adjoint d’Accès Fleuve ZIP Ville-Marie, responsable de la Route bleue du Grand Montréal, confirme la bonne santé de sa portion de sentier : « De notre côté, on s’en sort beaucoup mieux. Notre infrastructure existe depuis longtemps et nous donne l’assise suffisante pour pérenniser nos projets, notamment le développement de la Route Bleue et l’accès au fleuve. Mais, comme nous avons fait le choix de mettre gratuitement à disposition nos guides (cartes, informations touristiques, conseils de sécurité, principe du Sans trace…), il faut donc s’appuyer sur d’autres types de financement. Notamment des subventions et des contrats de service, comme ce fut le cas, par exemple, avec une entente signée avec l’office du Tourisme de Sorel-Tracy, qui nous a mandatés pour créer un itinéraire ». Les dons (en échange de reçus pour fins d'impôt) et la recherche de commandites avec des entreprises privées sont deux modes de financement sur lesquels cette Route bleue peut également s’appuyer.

2. Manque d’investissement de la population

Jean Létourneau pointe du doigt un état d’esprit propre au Québec : « La culture québécoise n’est pas propice à la philanthropie. Chez nos voisins américains, on supporte beaucoup de causes. Au Québec, le réflexe des utilisateurs du sentier est plutôt du type : “Le fleuve est là. Pourquoi devrais-je payer 40 dollars par an pour en devenir membre?” La raison d’être du sentier est d’assurer un accès pérenne au fleuve, mais cela ne semble pas avoir beaucoup d’importance dans l’esprit des Québécois. Résultat : on a seulement environ 250 membres. Faites le calcul. Cela fait trop peu pour assurer un revenu notable ». « Le fleuve est un très bel atout. Ce n’est pas un juste un cours d'eau, assure une compagnie membre et adhérente de la Route bleue du sud de l’estuaire, qui préfère rester anonyme. Il est imprévisible et tellement varié! On ne peut pas dire que c’est fade! La faune, avec tous les mammifères marins, y est intéressante à observer. Il y a de très beaux coins pour respirer. Mais il faudrait que les kayakistes accaparent davantage cet espace ».

Le sentier maritime a pourtant été créé sur le modèle du Maine Island Trail, une route navigable de 520 kilomètres, géré par le Maine Island Trail Association (MITA), une organisation forte de 4 000 membres et plusieurs centaines de bénévoles. Sylvie Marois, professeur en tourisme d’aventure au Cégep Saint-Laurent, en a longtemps été une membre active : « Le MITA connait aussi des difficultés, mais cela fonctionne quand même. C’est une machine très bien organisée avec beaucoup de kayakistes qui empruntent cette route. Malgré les nombreux terrains privés, son développement s’est fait avec l’appui des populations terrestres et nautiques. Chacun y a trouvé son compte. Au final, cela fait une culture du kayak bien vivante au Maine. Ce n’est pas le cas ici au Québec. La culture du plein air est encore jeune. »

3. Le retrait de Boréal Design ?

En février 2012, le manufacturier québécois Boréal Design, spécialisé dans la fabrication d’embarcations de mer et commanditaire des Routes bleues, déclarait faillite. Le Sentier maritime perdait alors un allié précieux dans la promotion du kayak de mer, une locomotive économique qui tirait cette activité vers le haut en commanditant notamment des événements régionaux à portée internationale. Ce fut le cas avec l’organisation des Championnats du monde de kayak de mer, de Forestville à Sainte-Luce, en 1999. Certains cadres de l’entreprise y ont même pris part comme athlètes. À tel point que certains parlent d’une « Famille Boréal Design » qui rassemblait et fédérait, autour d’eux, tous les acteurs du monde du kayak : les clients et les pratiquants, les pourvoyeurs, les instances dirigeantes.

Si la compagnie a été rachetée par Kayak Distribution, il semblerait que cette famille n’ait pas survécu à la faillite. Comme l’explique Roger De La Durantaye : « On n’est plus aussi proche avec les nouveaux propriétaires. L’administration que l’on connaissait croyait au kayak de mer. Je ne dis pas que ce n’est pas le cas avec l’actuelle administration, mais leurs prédécesseurs offraient plus de visibilité. Ils croyaient fort au développement des Routes bleues. Avec la faillite et le rachat de Boréal Design, on a perdu un acteur important, fort impliqué ».

Marc Pelland, propriétaire de Kayak Distribution, assure pourtant vouloir s’impliquer au maximum de ses possibilités dans le kayak de mer et regrette de ne pas avoir de relations de travail avec les Routes bleues, à l’exception de celle du Grand Montréal : « Quand ils ont des projets, ils m’appellent et on regarde comment on peut les aider. On commandite des événements et des personnes pour différentes expéditions, mais on n’a pas eu de requêtes ou d’initiatives des Routes bleues. Je ne sais pas pourquoi ils ne nous contactent pas. On est quand même un des acteurs les plus importants au Québec dans le kayak haut de gamme et on veut encourager la pratique de ce sport. Le Sentier maritime du Saint-Laurent est une bonne idée. » 

4. Un fleuve difficile à naviguer

Comme le fait remarquer Louis Dubord, copropriétaire de la compagnie d’aventure Fjord en Kayak : « Le Saint-Laurent n’est pas facile à naviguer. Au niveau de l’estuaire puis du Golfe, la difficulté est assez avancée. Il faut avoir un certain niveau. Ce n’est pas pour les novices ou même les kayakistes de niveau intermédiaire, mais bien pour les experts ». La clientèle visée est donc plus limitée.

La Route bleue du Grand Montréal est plus accessible et semble mieux s’en sortir. « Pour cette zone, on a beaucoup de téléchargements de cartes sur notre site », assure Philippe Pelland. « Le Tour de la Route Bleue, organisé depuis trois ans, constitue une belle vitrine pour la Route bleue. Elle devient plus accessible au grand public. Ce sentier de navigation s’insère dans un bassin de population important et moins dépendant des marées ». Les variations du niveau de l’eau, notamment sur la Rive-Sud du Saint-Laurent, et les conditions climatiques sont aussi des éléments importants qui affectent grandement la pratique du kayak de mer. Selon les chiffres donnés par Accès Fleuve Zip Ville-Marie, environ 1 250 téléchargements de son guide touristique et environ 49 000 visiteurs uniques sur le site internet pour la période 2013-2014, soit une augmentation de 25 % par rapport à l’année précédente. Pour Alexandre Joly, « le Tour de la Route Bleu fonctionne bien. Chaque année, on accueille de nouveaux participants, en kayak, mais aussi en canot et même en planche en pagaie. »

5. Une activité en concurrence

Selon Pierre Gaudreault : « De nombreuses activités de plein air émergent et se développent d’année en année. Il y a donc de plus en plus de parts au même gâteau. Par exemple, au début des années 2000, il n’y avait pas de via ferrata au Québec. Ces dernières se sont développées un peu partout et on en compte aujourd’hui une trentaine! » Sans oublier que le kayak de mer demeure une activité plus dispendieuse que d’autres, et demande un investissement et une organisation plus lourde : un kayak de mer mesure environ cinq mètres de long. Pas commode à transporter dans des zones moins accessibles ou encore à ranger dans son salon…

Alors, quel avenir pour le sentier maritime ? Cette mauvaise passe du Sentier maritime n’est pas inéluctable : « On a un produit récréatif et touristique exceptionnel », confie Roger De La Durantaye. « On ne lance pas la serviette. On réfléchit à un autre modèle pour assurer la pérennité du sentier. Au printemps 2013, on a notamment fait appel aux municipalités pour des collaborations financières. Les MRC pourraient également prendre le relais. »

Sylvie Marois envisage une solution plus radicale : « On doit relancer sur les éléments forts du sentier. Ne pas hésiter à faire la part des choses et se demander là où ça fonctionne et là où ça ne fonctionne pas. Il faut investir dans les portions les plus intéressantes, celles qui valent vraiment la peine. Mais ça prend l’appui du monde terrestre avec des accès à leur terrain privé ». Pour Jean Létourneau, une chose est sûre : « Il faut se réinventer. Sinon ce sera la fin du Sentier maritime. Aujourd’hui, le gouvernement a des plans quant à l’utilisation et l’appropriation du fleuve. Il faut profiter de cette récente politique touristique pour insuffler un vent nouveau ».

Encore plus
sentiermaritime.ca

Commentaires (2)
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ajoly - 09/07/2014 08:27
Bonjour,

SVP, de prendre note de la réponse à cet article émise par Accès Fleuve / Comité ZIP Ville-Marie, gestionnaire de la Route Bleue du Grand Montréal.

http://www.zipvillemarie.org/blogue/billet-du-vendredi-le-fact-checking

Nous déplorons la vision présentée dans cet article qui ne présente qu'un seul aspect de la réalité. Merci de considérer l'autre côté de la médaille...

Alexandre Joly
Directeur général adjoint
Accès Fleuve / Comité ZIP Ville-Marie
www.zipvillemarie.org
www.routebleue.com
Loeiz - 26/06/2014 22:03
Bonjour.

Merci pour cette réflexion fort intéressante.

Je pense en effet qu'une gestion participative entre les usagers, les riverains et les instances gouvernementales sont des pistes à explorer.

Au plaisir de se croiser sur le fleuve aux grandes eaux.

Loeiz (amoureux de notre magnifique plan d'eau).