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Dopage dans le cyclisme québécois : déraillage contrôlé?

L’affaire Geniève Jeanson a tellement secoué le cyclisme québécois que l’on ne croyait plus avoir à revivre un tel épisode. Pourtant, deux autres coureurs ont échoué à leurs tests antidopage l’automne dernier. Des cas isolés ou la pointe de l’iceberg? Analyse d'un constat qui dérange.

Le ton est dur, accusateur. « Encore un autre article qui fera penser au public qu’il n’y a que dans le cyclisme que l’on trouve du dopage! Mais vérifiez les statistiques et vous verrez que des tricheurs, il y en a dans toutes les disciplines! » Pour l’une des rares fois dans ma carrière journalistique, on me fait porter les couleurs de l’ennemi. Mon interlocuteur préfère rester anonyme, mais c’est déjà mieux que plusieurs autres qui refusent carrément de commenter l’affaire. Affirmer que l’on touche une corde sensible en abordant l’usage de substances dopantes dans le cyclisme au Québec relève de l’euphémisme.

 

D'abord, que disent ces chiffres, justement?La directrice des affaires publiques au Centre canadien pour l’éthique dans le sport (CCES), Rosemary Pitfield, me sort les statistiques officielles : « Depuis 1999, 163 athlètes ont été sanctionnés par le CCES, dont 9 cyclistes. » En 2010-2011, sur les 17 cas rapportés, 13 étaient des footballeurs.

Depuis le mois d’avril dernier, plusieurs centaines de tests ont été effectués sur des coureurs de niveau national, ce qui fait du cyclisme probablement le sport le plus contrôlé au Canada. Pourtant, avant la prise au piège récente de trois coureurs québécois (Arnaud Papillon et Miguel Agreda en octobre, ainsi que Benjamin Martel en février dernier), il faut remonter à mai 2005 pour trouver un test menant à une suspension dans cette discipline au pays. Pas étonnant que les amateurs de cyclisme sentent qu’on les pointe injustement du doigt. Mais pourquoi tisse-t-on si facilement un lien entre dopage et cyclisme?

 

Autre temps, autres mœurs

On peut bien se scandaliser de l’usage de substances illicites en cyclisme, mais cette pratique ne date pas d’hier. En fait, si l’on jette un coup d’œil à l’histoire, il semble que drogues et vélo aient marché main dans la main pendant près d’un siècle. En Angleterre, à la fin du XIXe siècle, un entraîneur du nom de Choppy Warburton est identifié comme le précurseur du dopage cycliste. Plusieurs des champions dont il a supervisé le cheminement sont décédés très jeunes. Malgré les soupçons, personne n'a pu soutenir la thèse de la négligence médicale. Il faut dire qu’à l’époque, rien n’interdisait le dopage.

 

Sans surprise, la course cycliste la plus célèbre, le Tour de France, demeure l’épicentre des scandales de dopage. L’un des premiers remonte à 1924, alors que les frères Pélissier affirment à un journaliste qu’ils carburent « à la dynamite », faisant ouvertement référence à des substances du genre strychnine, cocaïne, chloroforme, aspirine, etc. L’indignation initiale fait rapidement place à la résignation. En 1930, le livret de règlements du Tour stipule même que l’organisation n'est pas en mesure de fournir la drogue aux coureurs.

 

Aux Jeux olympiques de 1960, le cycliste danois Knud Enemark Jensen meurt en course. Son autopsie révèle des traces d’amphétamines dans son sang. Ce n'est sans doute pas un précédent et d’autres drames suivront, mais une prise de conscience s’amorce : pour la sécurité des athlètes comme pour la réputation du sport, des règles plus strictes doivent être adoptées.

 

Le Conseil d’Europe donne en 1963 une définition officielle au dopage : « usage de substances physiologiques, en quantité démesurée, ou de méthodes anormales, par des personnes saines dont le seul but est d’obtenir une amélioration artificielle de leur performance en situation de compétition ». Un an plus tard, la France passe sa loi antidopage.

 

Les interdits ont beau être édictés, les méthodes de détection ne sont à l’époque pas encore à la hauteur et ne peuvent endiguer une utilisation répandue. Certains ne s’en cachent d’ailleurs pas. En 1965, le champion français Jacques Anquetil s’était exclamé que seul un fou pouvait penser qu’un cycliste était capable de compléter la course Bordeaux-Paris avec seulement de l’eau. Il avait même ajouté : « Laissez-moi tranquille. Tout le monde se dope. De plus, j’ai bien le droit de faire ce que je veux avec mon corps! » À propos de Jacques Anquetil, le président Charles de Gaulle avait commenté : « Dopage? Quel dopage? A-t-il ou n’a-t-il pas fait résonner la Marseillaise à l’étranger? »

Avec l'apparition de tests antidopage enfin efficaces, le Tour de France entreprend des contrôles en 1966. Le tollé des coureurs s'exprime lorsqu'en route pour la montée des Pyrénées, ils descendent de leurs vélos en guise de protestation. Bien que ces évènements se déroulent en d’autres temps et outre-Atlantique, ils aident à comprendre la relation ambivalente qui perdure encore entre le cyclisme et le dopage.

Dans une galaxie trop près de chez nous

Dans les années 1970, une autre drogue illicite s’ajoute à l’arsenal des athlètes : les stéroïdes anabolisants, substances rendues célèbres par le psychodrame du sprinter canadien Ben Johnson aux Olympiques de Séoul de 1988. L'ampleur du scandale et le poids de l'opprobre public, surtout au pays, donnent de toute évidence un élan à la lutte globale au dopage sportif.

Pendant ce temps, dans la Belle Province, plusieurs relativisaient en se disant qu'il s'agissait là d'un cas « canadien » plutôt que québécois. Il aura fallu quinze années avant de voir le déshonneur cogner à leur porte avec l'affaire Jeanson — et de comprendre que le dopage est un problème apatride. Des premiers soupçons sur la cycliste (lors des Championnats du monde de 2003) jusqu’aux aveux publics, tout le monde voulait croire à l’innocence du jeune prodige. Après tout, pendant quatre ans, Geneviève Jeanson clamait n’avoir jamais utilisé de substances illicites. Mais en septembre 2007, elle dévoile son secret : elle se dope à l’érythropoïétine (EPO) depuis l’âge de 16 ans, sous la supervision de son entraîneur et de son père.

Crédit: P_Wei

Il fallait bien se rendre à l’évidence : ce que les Québécois avaient toujours considéré comme un phénomène extérieur sévissait au cœur de l’élite sportive locale. Tous les organismes s’indignent et se mobilisent. On promet que le grand ménage sera fait. Mais voilà qu’en octobre dernier, un jeune espoir du cyclisme québécois, Arnaud Papillon, parle : l’athlète de l’équipe Louis-Garneau-Club-Chaussures a lui aussi utilisé de l’EPO. Quatre jours plus tard, l’un de ses coéquipiers, Miguel Agreda, admet s’être dopé avec le même produit. Puis en février dernier, on apprenait que Benjamin Martel s’est vu imposé une suspension de deux ans pour avoir utilisé de la testostérone, une substance interdite par l’Agence mondiale antidopage, lors des Championnats québécois sur route du 28 août 2011. À nouveau, les médias s’emparent de la nouvelle et le public s'interroge : qu'a-t-on accompli depuis l'affaire Jeanson? Le mal est-il trop virulent pour le remède?

C’est qu’en plus, deux autres sportifs bien de chez nous, le gardien de but José Théodore et le lanceur Éric Gagné, se sont également fait pincer pour utilisation de substances illicites, sans que leur erreur de jugement déteigne sur leur sport. Excuse-t-on plus facilement les professionnels? Et que dire des nombreux cas de dopage dans le football universitaire? Le cyclisme est-il trop facilement pointé du doigt? C’est ce que semble penser la Fédération québécoise des sports cyclistes (FQSC).

« Je crois effectivement qu'on fait grand état des cas de dopage en cyclisme et qu'on en parle bien peu dans d'autres sports », répond Louis Barbeau, président de la FQSC. « Une partie de l’explication se trouve peut-être dans ce lien historique entre cyclisme et dopage, mais je crois surtout que l’Union cycliste internationale (UCI) prend le dopage plus au sérieux que d’autres. Elle a notamment mis en place le passeport biologique [qui archive les résultats de test et trace un profil physiologique de son détenteur] afin de mieux contrer ce problème. Je ne suis pas certain que les sports professionnels nord-américains font de réels efforts pour enrayer ce problème et dénoncer ceux qui ont recours au dopage. Disons qu'ils ont beaucoup d'intérêts à protéger... », poursuit Barbeau.Pardonne-t-on plus facilement aux sportifs professionnels qu’aux athlètes amateurs? « Je crois que oui, dit-il. Sous prétexte qu'ils gagnent leur vie avec ces sports et compte tenu des exigences du métier (calendrier, blessures, promotion, etc.), le public est plus tolérant face aux écarts de conduite. Mais pour moi, il ne devrait pas y avoir de distinction. Je crois que le problème est intimement lié à l'argent. Si l’on part du principe qu'il y en a beaucoup en jeu dans les sports professionnels, on peut tirer certaines conclusions... »

Ménage rapide ou en profondeur?

Lors d’une conférence de presse suivant les cas de Papillon et Agreda, Louis Garneau lançait que les organismes concernés allaient défendre leur sport et poursuivre les revendeurs. Mais on ne cherche pas un fournisseur de produits dopants à la même enseigne que les revendeurs de drogues récréatives. Alain Deraspe, ex-entraîneur olympique de triathlon, confirme à quel point il est facile de se procurer des produits dopants : « Vous n’avez qu’à faire des recherches vous-même et vous verrez. Une petite visite sur Internet et c’est fait. » Sans être trop spécifique, il affirme même que certains commerces de suppléments alimentaires proposent parfois subtilement des produits « spéciaux » hors tablettes. 

Selon lui, la seule raison expliquant pourquoi on relie davantage le sport du cyclisme au dopage, c’est que celui-ci a décidé de faire le ménage en grand. « Dans nombre de sports, on ne fait que balayer la poussière sous le tapis afin de sauver les apparences alors qu’en cyclisme, on passe l’aspirateur derrière le réfrigérateur. C'est plus long et ça fait plus de bruit, mais le public devrait apprécier les efforts déployés et non pas toujours crier au loup », poursuit Alain Deraspe.

Au Québec et dans le reste du pays, la campagne Roulez gagnant au naturel de l’Association cycliste canadienne remporte un certain succès depuis son lancement en mars 2010. On souhaite aussi que les médias s'y prennent autrement pour rapporter ces nouvelles : chaque athlète condamné ne représente pas une atteinte à la réputation du sport, mais plutôt une victoire pour celui-ci. Ainsi, le public comprendra que le cyclisme demeure un exemple à suivre pour les autres disciplines sportives qui préfèrent fermer les yeux sur ce fléau.

Suite : entrevue avec Louis Garneau

Crédit: Courtoisie Louis GarneauEntrevue avec Louis Garneau : Une guerre sans merci

 

Quels sont les impacts des affaires Jeanson, Papillon et Agreda sur le cyclisme québécois?

Même si ces scandales éclaboussent notre sport, c’est important qu’ils soient rendus publics, car ils démontrent aux athlètes que l’on peut se faire prendre et que de tels gestes peuvent avoir de très graves conséquences sur la vie personnelle et professionnelle des fautifs.

Le dopage prend-il de l’ampleur?

Disons qu’avec Internet, il est de plus en plus facile de se procurer certaines substances. Il existe également d’autres facteurs qui ouvrent la porte aux produits dopants. La religion est moins présente, les valeurs morales sont plus élastiques, les jeunes sont de plus en plus libres et aiment parfois prendre des risques. Il y a aussi la vogue des produits « naturels » (protéines, suppléments, etc.), qui agissent parfois comme des tremplins vers l'essai de substances plus radicales. Bref, tout ça pour dire qu’il faut rester vigilant.

Les produits dopants sont-ils chers?

À ce que j’en sache, il en coûte environ 60 $ pour une dose d’EPO. Comme il faut en prendre régulièrement pour que ça fasse effet, les coûts peuvent devenir importants. C’est d’ailleurs l’un des signes à surveiller pour les parents : est-ce que leur enfant est en constant besoin d’argent? Et ce n'est pas parce qu'il a les cheveux bien coiffés qu’il ne se dope pas. C'est souvent ce désir d'être le meilleur qui entraîne dans cette voie.

Est-il vrai que le dépistage est toujours en retard sur les nouvelles techniques de dopage?

Ce fut en effet longtemps le cas, mais la science de détection a fait du rattrapage ces dernières années. Il existe des produits qui masquent la prise de substances et on parle aujourd’hui de dopage génétique, mais nous restons aux aguets.

Quelles sont les actions concrètes posées par les autorités sportives afin d’enrayer ce phénomène?

Il en existe plusieurs. Nous affichons le slogan « Roulez gagnants au naturel » sur les dossards de nos coureurs. Ce que le public sait moins, c’est que lorsque l’on signe un contrat de commandite avec un coureur, il endosse des clauses qui prévoient l’exclusion à vie du club et 10 000 $ d’amende en cas de dopage. Cet argent est d’ailleurs redistribué au développement des athlètes. Il existe évidemment des tests inopinés qui peuvent survenir à tout moment. Nous encourageons la délation, mais faisons également de la sensibilisation concernant les dangers des produits dopants au niveau de la santé, mais aussi de la vie sociale de l'athlète. Porter une étiquette de tricheur, ce n’est pas rose!

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