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Patagonie : le trek du W, version légère

À Torres del Paine, plus beau parc national du Chili, le trek du W est le plus réputé de tous. Mais s’il faut compter quatre ou cinq jours pour compléter ce parcours grandiose, il existe des formules plus accessibles. Compte-rendu extatique entre pics fantasmagoriques, lacs luminescents et glaciers aux bleus presque indécents.


– Alors, qui est partant pour aller voir les fameuses tours?

Dans notre petit groupe d’une quinzaine de marcheurs réjouis mais fourbus, plusieurs se tâtent le mollet d’une main dubitative. Voilà trois heures que nous sommes partis du refuge, que nous avons goûté aux solides bourrasques patagonnes, que le grain glacial de Torres del Paine nous a cinglé le cuir. Mais la suite s’annonce plus coriace : de mornes nuages s’engouffrent dans la vallée, et ceux qui s’agglutinent contre les sommets menacent de se délester de toute cette eau froide que nous risquons de prendre en pleine poire pendant les trois heures du retour.  

– C’est vrai qu’on va y goûter, mais on n’est qu’à 45 minutes du bonheur, juste là-haut! dis-je, optimiste.

– Tout semble bouché au sommet, on ne verra rien! de répondre un pessimiste résigné.

– Au pire, on aura complété la branche droite du W, et on pourra voir les eaux émeraude du lac, de conclure Mathias le guide.

Un trek mythique

Incontournable incursion au cœur du parque nacional Torres del Paine, le trek du W tire son nom de la forme de l’itinéraire qu’on emprunte pour le compléter : la branche gauche mène à l’éblouissant glacier Grey, la branche centrale à la sublime valle del Francés et la branche droite, la plus emblématique, à la base des fabuleuses tours naturelles qui ont donné leur nom au parc et qui défient le ciel comme des temples de pierre élevés à la gloire d’un lac au bleu aussi laiteux que ravissant.


© Gary Lawrence

Le début de cette branche du trek se fait presque en sifflotant : la montée est douce et constante, puis elle s’accentue jusqu’à la bien nommée vallée des Vents, qui décoiffe autant par ses bourrasques que par la superbe de son cadre, celui de la vallée Ascensio. La suite de la rando se fait sur du « plat patagon », ces légères montagnes russes qui montent et descendent doucement jusqu’au Refugio Chileno, sorte d’auberge de jeunesse de montagne joyeusement bruyante et animée.

On franchit ensuite un ponton jeté au-dessus des torrents de la rivière Ascensio pour pénétrer dans une forêt feutrée et apaisante de faux-hêtres jusqu’au camp Japones. Il faut y arriver avant 15 h pour avoir le droit de s’offrir la totale jusqu’aux tours, mais certains préfèrent y passer la nuit ou dormir au refuge Chileno, à 75 minutes, pour entamer l’ascension finale avant l’aube et voir les tours s’embraser de tôt matin, par temps dégagé.

– Mais nous, nous avons amplement le temps, il n’est que 14 h! Qui vient jusqu’au sommet? dis-je à nouveau pour fouetter les troupes.

Finalement, nous ne serons que quatre à braver la drache, les rafales et la pierraille pour atteindre la base des tours. Après une grimpette raide sur des escaliers naturels de hautes pierres lovés dans une forêt de cèdres noués par le vent, le sentier se faufile dans un immense champ de moraine, ces gros amas pierreux charriés par les glaciers qui donnent du fil à retordre aux articulations. Dès que nous passons ce champ d’éboulis où se sont échoués de gros blocs erratiques, le rideau de pierre s’ouvre sur le site particulièrement théâtral des torres.

Une fois à la base des tours (875 m), seuls le lac aux eaux turquoise et son rivage de caillasse daignent se dévoiler. Nous nous asseyons, pétris d’optimisme : Mathias le guide se prépare un maté, tandis que nous nous mettons à mater les pitons surréels. Après tout, ceux qui se farcissent le W vertical (l’escalade successive des trois tours) passent parfois des jours à attendre les conditions optimales pour gagner le faîte de ces sommets de 2 600 à 2 850 m.


© Gary Lawrence

Dix minutes plus tard, un premier rayon perce un nuage, une bourrasque en chasse un autre, créant bientôt l’embellie. Les tours émergent de leur voile blafard dans toute leur granitique majesté : l’effet WoW (comme dans « W ») est d’autant plus percutant que peu de randonneurs se sont donné la peine de monter jusqu’ici aujourd’hui, vu le temps médiocre. « Quand il fait beau, les gens font la file pour se faire prendre en photo sur la grosse pierre, juste là », déplore Mathias, qui en était à… sa 600e ascension ici.

La vallée des Français

Après un retour tout aussi humide que prévu et une nuit dans le dortoir du Refugio Paine Grande avec des ronfleurs de calibre olympique, j’émerge du sommeil et m’apprête à affronter le froid. Celui du refuge d’abord, véritable désert polaire au petit matin : durant la nuit, la truie a rendu l’âme, et pas moyen de lui raviver la flamme, puisque sa porte est verrouillée; voudrait-on inciter les randonneurs à foutre le camp (ou plutôt le refuge) aux aurores qu’on ne s’y prendrait pas mieux.

Dehors, la météo n’est guère plus prometteuse, et les prévisions, peu rassurantes. L’autre guide du groupe, Amélie, se tâte : le refuge forme un aussi bon point de départ pour le trek du glacier Grey que pour celui de la valle del Francés. Vu les prévisions, ce sera ce dernier itinéraire qui sera choisi, son cadre spectaculaire nécessitant un minimum de ciel dégagé pour être apprécié à sa juste valeur; or, les risques de congestion nuageuse sont encore plus élevés le lendemain.

Sage décision : les deux premières heures d’approche s’avèrent éblouissantes, d’abord avec le sublimissime Cerro Paine Grande (3 050 m) en avant-plan, puis avec Los Cuernos (les cornes), ces incroyables monts de granit glabre aux façades couleur calcaire et aux formes biscornues, coiffés d’intrigants rochers noirs. Leur dégaine dantesque aurait pu leur valoir de servir de décor naturel au Mordor, dans le Seigneur des anneaux.


© Gary Lawrence

La référence est d’autant plus indiquée qu’en chemin pour Los Cuernos, le sentier traverse une lugubre forêt d’arbres griffus, dont les squelettes blanchis semblent former une infranchissable barrière naturelle. Leur sinistre présence s’explique par l’imprudence d’un campeur qui, en 2011, a voulu brûler le papier hygiénique qu’il venait d’utiliser pour s’essuyer l’arrière-train; il n’avait pas mesuré la puissance des vents de Torres del Paine, qui transporteraient bientôt des braises d’un bout à l’autre du parc. Résultat : le brasier a duré deux mois et a ravagé 18 000 hectares de forêts… aujourd’hui devenues étonnamment photogéniques et atmosphériques.

Quatre saisons dans le désordre

© Gary Lawrence

À l’approche du glacier des Français, plus tard en matinée, le temps se gâte. Tandis que nous cassons la croûte à l’abri au camp Italiano, les nuages commencent à perdre leurs eaux, comme un accouchement hâtif pressé par des vents si intenses que la pluie tombe littéralement à l’horizontale. Le glacier, suspendu au Cerro Paine Grande, s’est retiré sous cette épaisse chape blanchâtre, et tout le décor qui nous avait enivrés cinq minutes plus tôt a disparu dans les limbes météorologiques. Désormais, plus personne n’a envie de pousser plus loin, malgré l’infime possibilité de s’en mettre plein les mirettes une fois là-haut.

– Et si on attendait un peu, au cas où toute cette flotte ne serait que passagère? de lancer un sage membre du groupe.

Bien nous en prit, car une vingtaine de minutes plus tard, la voie était libre de toute averse. Après une heure de solide grimpette en forêt le long d’un puissant torrent déferlant à fleur de roche noire, nous accédons enfin au mirador Francés, où nous avons droit à la totale : un panorama incroyable déployé sur 360 degrés.

Sur la gauche se dresse la façade noire du Cerro Paine Grande, chargée de glaciers; sur la droite, un décor digne du Sud-Ouest états-unien s’élève, avec des sommets granitiques blanchâtres sur fond de ciel bleu; derrière, un coulis de moraine déferle vers les teintes irréelles du lac Nordenskjöld, au loin. En prime, une microavalanche pimente de son brouhaha ce moment de grâce, juste sous les glaciers du Paine Grande, tandis que le vent se relève sur le mirador.

– Et ce sentier, il mène où?

– Au prochain mirador, le Británico, dit Mathias. Mais si nous y allons, nous allons non seulement geler, mais nous ne verrons aussi que de la neige…

De fait, la pluie a tôt fait de se transformer en gros flocons, et c’est aux sources d’un blizzard en puissance que mène maintenant ce sentier. La perspective d’aller siroter une bière au coin du feu du refugio s’avère donc plus rassembleuse que celle de s’infliger des engelures au point de ne plus pouvoir tenir une cerveza entre les doigts.

Vers le glacier Grey

Comme prévu, le troisième jour était le moins propice aux éclaircies. Qu’importe : l’objectif à atteindre est le glacier Grey. Sans même se rendre jusqu’au refugio et sans même avoir droit à une journée ensoleillée, on peut admirer de loin sa longue langue bleutée léchant le lago Grey. Encore faut-il ne pas se faire emporter par une rafale en cours de route.

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« Des trois branches du W, c’est celle-ci qui est la plus exposée aux vents », indique Mathias. Ceux-ci peuvent atteindre facilement 120 km/h, et dans certains secteurs de Torres del Paine, on a déjà relevé des bourrasques de 200 km/h, soit l’équivalent des vents catabatiques antarctiques. À l’approche de l’été austral (de décembre à mars), les vents chauds du nord entrent en collision avec les vents froids du pôle Sud, créant de terribles masses d’air se déplaçant avec vitesse et puissance.

Il n’a fallu que très peu de temps pour s’en rendre compte : sur le sentier du lac Grey comme ailleurs dans le parc, on recommande l’utilisation de bâtons de marche pour demeurer stable en descente, mais ceux-ci peuvent tout aussi bien servir à demeurer debout : quand frappent les bourrasques latérales, on passe souvent à deux doigts d’être projeté à terre. Cela dit, le vent crée également de jolis tourbillons sur les eaux, et il lui arrive de donner un coup de main en montée, quand il nous pousse dans le dos. Sans compter qu’il aplanit tout, nivelle les inégalités et chasse les idées noires qui se logent entre les oreilles.

Heureusement, aucun vent patagon, si puissant soit-il, n’arrivera jamais à déloger de la mémoire les souvenirs de ces instants inoubliables qu’on vit sur le trek du W : les images sont trop bien ancrées, les émotions trop solidement enracinées, les impressions trop fortes pour être érodées.

Aussi fortes, aussi solides que les trois tours de Torres del Paine.


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Pratico-pratique

- Ce trek se déroule sur 4 jours et 3 nuits et fait partie de Splendeurs de la Patagonie, un itinéraire d’Explorateur Voyages de 19 jours entre Chili et  Argentine. Mi-culturel, mi-actif, il donne lieu à des randos ou treks de 2 à 8 heures et permet de couvrir la quasi-totalité du trek du W sans avoir à transporter ses bagages. Seul un court et facile tronçon (5 heures le long du lac Nordenskjöld) n’est pas emprunté. Les nuitées en refuges, tous les repas et la présence de deux guides (un du Québec et un du Chili, pour séparer le groupe au besoin) sont inclus.


© Gary Lawrence

    - Meilleures saisons : les températures sont les plus douces de décembre à février, mais le parc est alors plus fréquenté, et les vents sont plutôt violents. En mars et en avril, il pleut plus régulièrement, mais les températures demeurent douces et les sentiers sont moins achalandés, tout comme c’est le cas du printemps austral (septembre-novembre), cependant plus frais.

    - Le parc national Torres del Paine est situé à 2 heures de route de Puerto Natales, sympathique petite ville portuaire postée à 3 heures de Punta Arenas, porte d’entrée des vols en Patagonie chilienne. De Montréal, il faut compter environ 24 heures dans les avions et les aéroports pour s’y rendre.


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    - Il est possible d’effectuer par soi-même le trek du W, en réservant sa place au camping ou en refuge via la CONAF (la Sépaq chilienne) ou sur torreshike.com. Toutefois, les tarifs sont prohibitifs (minimum 1 100 $ US pour 5 jours et 4 nuits sous la tente) et on peut s’estimer chanceux si la très inefficace CONAF répond aux messages. Une version longue du trek du W, appelée trek du O, forme une grande boucle d’environ 9 jours dans un cadre encore plus isolé et sauvage. conaf.cl

    - À lire : le Guide du Routard et le Lonely Planet Chili – Île de Pâques comptent tous deux de bons chapitres sur la Patagonie en général et sur le parc national Torres del Paine en particulier.


    L’auteur était l’invité d’Explorateur Voyages/Terra Ultima.

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