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  • © Gabriel Léonard

En rafting sur la Magpie : l'expédition d'une vie pour des jeunes du secondaire

De la rive, on entend une bruyante ferveur parvenir du bien nommé rapide Marmites. Ce sont des cris d’excitation d’un grand enthousiasme. Ils proviennent de dix adolescents installés dans deux rafts pneumatiques de l’entreprise nord-côtière Noryak.

Une fois éjectés des bouillons de la marmite géante, la majorité des pagayeurs sautent volontairement dans l’eau redevenue calme. Ils nagent vers une petite plage sur la rive, là où ils bivouaqueront ce soir.

Ils ont été déposés ici après un vol d’hydravion d’une heure, sur un territoire sans réseau, ni routier ni cellulaire. Cinq jours durant, ils dévaleront, sur une cinquantaine de kilomètres, les flots d’une grande rivière vierge de la Côte-Nord : la Magpie.

Au bout du monde et de soi-même… au Québec!

Emma Bernard, 16 ans, marche maladroitement, vêtue de son wetsuit imbibé d’eau. « C’est pas dans la vie de tous les jours que tout le monde a cette expérience d’aller dans la nature pis de faire ce qu’on fait! », lance-t-elle.

« Pis en même temps, poursuit Emma, on n’a pas de téléphone, ça libère notre esprit. On apprend des choses à tous les jours. » Elle reprend son souffle, regarde le ciel de fin de journée, hésite un peu. « On fait du sport, pis euh… ben… y a pas d’école! »

Ils sont nés au Pakistan, en Moldavie, en Corée du Sud et, pour deux ou trois, au Québec. Tous ont le même âge et à peu près aucune expérience de camping sauvage ou de longue expédition en eaux vives. Brassés par les flots tumultueux de la rivière Magpie, ils sont dans un territoire situé à plus de 1 000 kilomètres de leur école secondaire Saint-Luc à Montréal, là où ils se croisent habituellement dans des corridors encadrés de casiers.

© Gabriel Léonard

« C’est un cours d’expérience », précise Gabriel Léonard, l’enseignant du cours Enjeux écocitoyens et plein air qui accompagne les adolescents. « Ce qu’ils vivent ici, c’est unique. C’est une réalité qui n’est pas acquise pour eux, à Montréal. Ils n’ont pas accès à une nature aussi vaste. » 

Le jeune professeur de 28 ans, la barbe hirsute, brune comme ses yeux perçants, regarde ses élèves installer leurs tentes, étendre leurs wetsuits, chercher du bois, démarrer le feu, creuser les chiottes du campement et aider les guides pour la préparation du repas. « Ça vient me chercher de voir leurs visages et leurs réactions dans la nature, quand ils me disent “Hey Monsieur, c’est beau ici. Hey, j’aime le Québec !” C’est pas le genre de phrase qu’on est habitués de se faire dire à l’école, mettons… »

Grande visite anonyme

Une figure publique reconnaissable entre toutes occupe une place parmi les jeunes dans les bateaux pneumatiques. Paradoxalement, aucun des ados ne connaît son nom, pour le plus grand bonheur de la personne concernée. « Ils me regardent dans les yeux quand ils me parlent, confie Roy Dupuis. Ils sont surprenants, curieux et ouverts. »

Longtemps président et cofondateur de la Fondation Rivières, l’acteur n’est pas ici par hasard. Il milite toujours pour la préservation des milieux naturels et profite de son grand écho médiatique pour relayer de l’information sensible destinée à conscientiser les gens sur l’importance de ces milieux.

« Ce qui me motive présentement, explique Roy Dupuis, c’est de préserver des endroits pour les autres espèces animales. On prend de plus en plus de place, on agit de façon très égoïste, on est en train d’être responsables de la disparition de plus en plus d’espèces, chaque année. Il faut essayer de garder des endroits les plus sauvages possible pour que ces autres espèces aient le droit de vivre. »

Roy Dupuis a également instauré la venue de la dizaine d’adolescents dans le territoire sauvage de la Magpie. « Dans certaines écoles, des élèves font des voyages de fin d’études secondaires en France ou en Espagne, dit-il. Pourquoi ne pourrait-on pas leur offrir la possibilité d’un voyage au Québec, dans des territoires sauvages ? Ça pourrait être subventionné par le gouvernement. On pourrait s’inspirer de ce que Pierre Lavoie a fait pour le sport dans les écoles. Pour moi, ce n’est qu’en connaissant un territoire qu’on peut comprendre son importance et l’apprécier. »

L’école de la vie 

Derrière Roy Dupuis, deux ou trois élèves remplissent leurs gourdes à même la grande rivière Magpie, avant d’avaler quelques rasades. D’autres taquinent la truite, abondante dans cette rivière uniquement accessible par hydravion jusqu’au lac Magpie, dont la longueur atteint soixante-quinze kilomètres. Roy Dupuis donne quelques trucs à l’une des adolescentes sur le maniement de la hache.

Les journées passent au rythme du passage des furieux rapides de la Magpie, de l’érection du campement, de la préparation des repas, des partages d’histoires autour du feu et du sommeil bien mérité au son de la rivière.

Au fil des jours, l’excitation du départ et la peur de l’inconnu laissent place à une confiance grandissante. « J’ai pas l’habitude de socialiser », confie l’adolescente Amélie Duho Drapeau. « Il y a une semaine, on se connaissait à peine, et maintenant, on est comme tous une famille. J’aurais jamais pu imaginer que je pouvais boire l’eau de la rivière directement. J’aurais eu peur des bactéries, mais là, puisque l’environnement est protégé, tout est bien. Je peux boire l’eau de la nature et je l’apprécie beaucoup. »

Un matin, les jeunes sont invités à grimper une colline pour observer le panorama sur la rivière à partir d’un sommet sans arbres couvert d’un épais lichen beige et spongieux. Durant l’ascension, Camy-Anne Garceau Bédard, membre de l’équipe des guides de Noryak, leur montre des plantes comestibles, abondantes dans la forêt.

« Chaque jour, c’est nouveau. Chaque jour, j’apprends plus », lance Simone Jones-Beaudin, une élève du groupe. « Camy-Anne nous enseigne ce qu’elle sait sur les champignons et sur les plantes qu’on peut manger ou pas, comment les identifier. Et juste de voir les guides naviguer sur la rivière avec leurs rafts, c’est super intéressant. »

Les plus gros rapides, comme le Saxophone et la Chute des femmes, doivent être étudiés attentivement. Les équipages descendent de leurs rafts à la recherche des meilleures lignes de courant par où passer. Parfois, il faut portager les rafts.

Au bord du feu

Le dernier soir, au bord du feu, sous une pleine lune sortie derrière le flanc rocheux d’une colline abrupte, les langues se délient. « C’est magnifique de voir à quel point la nature est grande », remarque Lucian Popovici, un autre jeune du groupe. « Elle est pure, elle est propre. On peut s’installer partout, faire un petit feu de camp, dormir paisiblement en écoutant le chant de la rivière, comme une petite berceuse. »

© Gabriel Léonard

Des truites pêchées quelques heures plus tôt, accompagnées d’un demi-kilo de champignons frais ramassés en randonnée sur la colline le matin même, sont servies autour du feu. Celui-ci crépite et envoie ses tisons dans le ciel comme autant d’étoiles filantes.

« Juste la vue ici, la nature, c’est magnifique… Ça me fait penser que j’ai pas vraiment besoin de ceci et de cela, d’acheter beaucoup de choses », remarque Jin Park. « Juste avec des petites choses, je peux être heureux, sans gaspiller. C’est ce que j’ai appris ici. »

Mathieu Bourdon, fondateur de Noryak et guide en chef de l’expédition, a parcouru la Magpie une cinquantaine de fois depuis trente ans. Il a vu toutes ses humeurs, ses crues magnifiques comme ses saisons plus sèches quand le niveau baisse dramatiquement. À force de vivre avec elle, elle s’est mise à vivre en lui aussi.

« La rivière fournit des services gratuitement », enchaîne Mathieu Bourdon. « Savez-vous combien ça coûte de fabriquer une usine de filtration d’eau? Ça coûte cher. Ça, c’est gratuit! C’est là, dit-il en pointant le cours d’eau. Tous les arbres qui nous entourent, eux, ils filtrent l’air. On a besoin d’eau et d’air en tant qu’être humain, c’est la base. En plus, ce territoire fournit des champignons, des petits fruits, des truites à manger. Boire, respirer, manger, tout ça gratuitement. »

Épilogue

Six mois plus tard, au moment d'écrire cet article, Gabriel Léonard me donne des nouvelles des jeunes dont la graduation et la fin du secondaire approchent.

Il me raconte que ceux-ci parlent encore de la Magpie. Certains songent à organiser des expéditions durant les fins de semaine dès ce printemps. D’autres ont une idée plus précise de ce qu’ils veulent faire dans la vie, en lien avec l’expérience vécue sur la rivière.

« Mais le plus incroyable, c’est cette collègue professeure d’anglais, l’autre jour », raconte Gabriel Léonard au téléphone. « Elle m’a arrêté dans le corridor pour me remercier d’avoir encadré les élèves dans cette expédition. Elle dit qu’elle a vu un changement de comportement positif chez certains élèves dans son cours d’anglais. L’impact de l’expé’ dépasse même les limites de ma classe! », conclut le jeune prof, le rire dans la voix.


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Romaine et Magpie, même combat?


© Boreal River

Distantes l’une de l’autre d’une soixantaine de kilomètres, les rivières Magpie et Romaine sont en quelque sorte des sœurs. À la différence près que la Romaine n’est plus vraiment une rivière sur plus de 200 kilomètres, puisqu’elle a été transformée ces dernières années en complexe hydroélectrique. Adieu rapides, chutes, longues îles de sable, caribous des bois et ours noir traversant son cours d’eau. À la place, une série de quatre centrales hydroélectriques et autant de réservoirs artificiels, ainsi que 279 km2 de terres inondées.

Sur la rivière Magpie, les rapides sont encore là, mais ce grand cours d’eau est souvent mentionné comme l’une des prochaines rivières « intéressantes » pour l’aménagement d’un complexe hydroélectrique.


© Boreal River

Contrairement à ce qui s’est passé avec la rivière Romaine, la population locale (Innus et Blancs confondus) est d’accord sur la nécessité de préserver la rivière Magpie. Le préfet de la Minganie et le maire de Havre-Saint-Pierre sont tous deux du même avis. Jean-Charles Piétacho, le chef de Ekuanitshit, la communauté innue située près de la rivière, est également en faveur d’une protection. Même le BAPE a recommandé de protéger une rivière équivalente à la rivière Romaine.

La rivière Magpie fait partie des dix meilleures rivières d’eau vive au monde, selon un classement de la revue National Geographic.


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Alexis de Gheldere est l’auteur est coréalisateur des documentaires « Chercher le courant » et « Après la Romaine ». Il a descendu la rivière Magpie en septembre 2022. « Après la Romaine » sera diffusé le jeudi 20 avril prochain à 20 h dans le cadre de l’émission Doc Humanité, sur la première chaîne de Radio-Canada.

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