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  • Crédit: Jean Lemire

Chéri, achète un crampon pour ta canne, on part en expédition…

On imagine l’Antarctique vierge et inaccessible… C’est aussi comme ça que des agences de voyages la présentent à leur clientèle âgée et fortunée. Déguisées en expéditions, ces croisières de luxe emmènent chaque jour des milliers de personnes à la rencontre de manchots prétendument sauvages! Une mascarade touristique que nous dévoile Jean Lemire, en mission sur le Sedna au cœur de ces contrées convoitées.

En poussant l’exploration et l’aventure à bord du voilier océanographique SEDNA IV, j’ai eu le privilège d’apprécier les beautés cachées de notre planète. Souvent, en prenant des risques calculés, nous transgressons les limites de l’exploration pour faire découvrir au public des lieux peu connus, des endroits rarement dévoilés et difficilement accessibles.

Pour moi, le rôle social d’une mission d’exploration devrait passer par l’éducation ou la science, rétribution normale pour le privilège qui nous est donné de parcourir les plus beaux endroits de la planète. Le commandant de Gerlache disait ceci, au moment de son bilan, après un hivernage en Antarctique en 1898-1899 : « Le temps n’est plus à ce qu’on pourrait appeler les « expéditions records », incontestablement fort héroïques, mais bien peu productives pour la science et la connaissance générale ». Je suis de cette école de pensée, préférant l’apport social d’une expédition à tout autre bénéfice personnel.

Je ne suis vraiment pas un adepte des expéditions qui ne visent que la réalisation d’un exploit sportif, souvent personnel, et dont le but inavoué demeure la simple reconnaissance publique pour la performance. Ce créneau bien particulier appartient à des athlètes d’exception qui, malheureusement et faute de moyens, finissent souvent en guides touristiques pour gens fortunés.

Combien d’ascensions vers les plus hauts sommets se sont transformées en catastrophes, simplement parce que les touristes qui achètent à fort prix leur passage vers la gloire n’ont pas les capacités physiques pour réaliser ce genre de performance? Jusqu’où irons-nous dans le tourisme extrême?

Le secret de l’Antarctique…

Ici, en Antarctique, nous vivons quotidiennement ce dilemme. Les néophytes voient encore le dernier continent vierge de la planète comme une terre aride, inaccessible, au climat si terrible qu’il est dangereux de s’y aventurer. Certes, quand les éléments se déchaînent, la nature s’exprime ici avec une violence insoupçonnée et insoupçonnable. Il n’existe que bien peu de préparation adéquate quand les vents et le blizzard soufflent à plus de 150 km/h. Mais le continent de glace n’est plus cette terre impénétrable, réservée à l’élite sportive mondiale. À ce chapitre, je vais vous révéler l’un des secrets les mieux gardés de l’Antarctique.

Si vous avez de l’argent, vous pouvez facilement vous inscrire pour une croisière de luxe autour de la péninsule antarctique. On vous vendra le côté exceptionnel, la chance unique qui vous est attribuée d’avoir accès au dernier continent vierge de la planète. Pendant toute votre croisière, on s’arrangera pour que votre regard ne croise jamais un autre bateau, pour que vous ayez le sentiment que vous êtes seuls au monde, que vous vous sentiez privilégiés de participer à une « expédition ». On utilisera d’ailleurs ce mot tous les jours, pour que votre esprit l’enregistre bien. On ne parle plus de croisière, on parle d’ « expédition ». Ça fait plus exotique, et ça se vend beaucoup plus cher…

Crédit: Charles Cormier

Il est vrai que vous ne verrez personne pendant votre court séjour en Antarctique. Mais tout est planifié, calculé à la minute près. Vous passerez en moyenne trois heures par station, le plus souvent dans des colonies de manchots. Puis vous quitterez la baie en vous disant que vous êtes privilégiés d’avoir eu accès à ce lieu unique au monde, où la faune ne craint pas l’humain. Puis, on vous parlera de Shackleton, de Scott ou d’Amundsen pour vraiment vous mettre dans l’esprit de l’ « expédition ». On vous dira même que les manchots n’ont pas eu peur de vous, humains, car ils n’en voient jamais. La réalité est toutefois bien loin de ce que l’on raconte…

Il est vrai que les manchots n’ont pas peur des humains qui visitent leur colonie. Normal, ils sont continuellement en présence d’humains. Aussitôt que vous êtes sortis de la baie, un autre bateau de croisière a fait son entrée pour sa visite de trois heures à la colonie. Les chefs d’expédition (c’est ainsi qu’on nomme les guides touristiques en tourisme d’aventure) ont tout planifié pour que rien ne paraisse. Pendant ce temps, un autre navire est déjà en route pour le quart du soir. Il devra avoir quitté avant l’arrivée du navire prévu au petit matin (selon l’horaire précis de 9 h 01, 12 h 01, 15 h 01 ou 18 h 01). Deux fois par jour, le matin et le soir, les chefs d’expédition communiquent entre eux par radio HF pour réajuster l’horaire des bateaux de croisières. Tout est mis en œuvre pour que la mise en scène soit respectée, pour que l’« expédition » se déroule selon les plans prévus et que l’illusion continue d’opérer sur les croisiéristes… pardonnez-moi, sur les « expéditionnistes »…

Derrière des allures de grands espaces, de liberté et de complète communion avec la nature, des compagnies vendent à gros prix de l’illusion. Malgré tout, vous seriez sans doute les premiers à vous présenter à leurs guichets, attirés par une nature incroyable, unique et, surtout, inaccessible, puisque que vous n’avez aucune autre option de visite. Mais les prix risquent de vous décourager… Il faut souvent investir l’équivalent d’une petite voiture pour un passage en Antarctique à bord des bateaux de croisières! Normal, après tout, vous êtes en « expédition »…

Le paradoxe touristique

Difficile de juger une telle situation. Un simple passage en Antarctique risque de créer des ambassadeurs formidables pour notre planète. Devant tant de beauté, vous ne pouvez que respecter davantage la nature, et les effets risquent de se faire sentir dans votre quotidien. Mais jusqu’où irons-nous dans l’accessibilité des masses quand il s’agit de lieux extrêmement fragiles. Ici, en Antarctique, les navires de croisières se multiplient et l’accident tragique est à prévoir. Récemment, les très grandes compagnies ont fait leur entrée dans l’environnement antarctique, avec des paquebots transportant jusqu’à 1 200 passagers. Le coût des passages est tel qu’il favorise les retraités bien nantis. Nous avons vu des personnes âgées sur le quai qui avaient de la difficulté à marcher entre le navire et la boutique de souvenirs… Les compagnies touristiques recherchent de plus en plus cette clientèle, parce qu’elle est la seule capable de débourser les sommes de l’illusion, l’argent nécessaire pour partir en « expédition ».

Crédit: Jean Lemire

Sur l’île de Géorgie du Sud, un endroit reculé et très difficile d’accès, on installera cette année des plates-formes de bois au milieu des sites de reproduction des albatros hurleurs pour faciliter l’ascension des personnes âgées. Plus jamais vous ne pourrez voir et apprécier cette nature d’exception à son état pur. Les compagnies touristiques, pressées par les compagnies d’assurances, en avaient assez de payer pour des chevilles fracturées, des jambes cassées ou des poignets foulés. On ne parle pas ici d’ascension de l’Everest, on parle plutôt d’une randonnée en nature de 10 minutes, dans des conditions extrêmement faciles.

Lors de notre dernière escale à Ushuaia, lieu sacré pour les croisiéristes vers l’Antarctique, nous avons partagé un agent maritime avec le paquebot Rotterdam. L’agent en question déteste les grands navires. Normal, cette journée-là, il avait deux morts à rapatrier au pays et plusieurs visites imprévues à organiser chez le médecin. Le Rotterdam et ses 1 500 passagers n’avaient pas essuyé les assauts répétés du cap Horn en furie ou encore subi des avaries importantes à la suite d’un accident maritime. Non, croisière tout à fait normale. Pour notre agent maritime, c’était business as usual. Les deux personnes décédées avaient plus de 80 ans et ne possédaient pas les capacités physiques pour une telle « expédition ».

Jusqu’où irons-nous dans la quête d’aventure? Et à quel prix? Je n’ai rien contre une accessibilité à certains sites naturels de grande beauté, car le contact avec la nature change notre vision du monde et nos valeurs de conservation. Mais ne serait-il pas important de préserver certains lieux et de limiter un peu nos impacts sur une nature que nous savons fragile. Tout peut s’acheter, mais à quel prix? Les premiers touristes galactiques s’envoleront bientôt dans une navette spatiale, à la conquête de l’espace. Quand privilège et performance riment avec argent, je me questionne… Et quand l’illusion de liberté cache une machine bien rôdée pour nourrir un rêve qui sonne faux, alors là, je m’insurge. Dans le pur esprit des « expéditions », il serait peut-être temps d’adopter un comportement qui respecte la clientèle, qui montre un peu plus d’éthique professionnelle…

Bon vent!

 

Pour en savoir plus sur Mission Antarctique, visitez le site de l’expédition (www.missionantarctique.ca) mis à jour quotidiennement. Retrouvez également une chronique de Jean Lemire dans tous nos numéros jusqu’en janvier prochain.

 

Crédit: Courtoisie Jean Lemire« Biologiste qui a mal tourné et est devenu cinéaste » : c’est ainsi que Jean Lemire résume son parcours. D’autres trouveraient qu’il a plutôt bien tourné! Producteur et réalisateur maintes fois primé, chercheur en biologie marine depuis 15 ans, il est aussi, depuis 2002, chef de mission à bord du trois-mâts Sedna IV. Accompagné de scientifiques et d’équipes de production cinématographique, ce farouche défenseur de l’environnementassocie science, conscience et témoignage dans l’oeil de la caméra pour interpeller toutes les générations et leur rappeler la fragilité de notre terre et les conséquences de nos gestes, mauvais et bons. Après Mission Arctique (cinq documentaires disponibles en DVD) en 2002 et Mission Baleines en 2003, Jean Lemire a entrepris une nouvelle expédition de 60 semaines en Antarctique qui s’achèvera en décembre 2006.

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