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Dormir au pays de l’ours polaire

Elle regardait toujours aux alentours quand elle sortait du camp en soirée. Et cette fois ne faisait pas exception. Nanook s’approchait silencieusement. Alice ne l’a pas vu, car Nanook s’était roulé dans la boue pour se camoufler et surprendre sa proie. Avant qu’elle ne le réalise, elle fut attrapée. Elle sentit une forte et douloureuse pression sur son crâne alors que l’ours la tirait sur le sol. Elle s’est débattue, protégeant sa tête, car elle savait qu’il s’en prend invariablement à la tête. Tommy, son mari toujours dans le camp, entendit ses cris, saisit sa carabine à gros calibre et se précipita hors du camp. Il savait ce qui se passait.

Alice Annanack Baron et son mari, Tommy Baron, étaient à leur camp traditionnel dans la toundra de la baie d’Ungava, à la pointe nord du parc Kuururjuaq, à une heure de bateau de Kangiqsualujjuaq. Ils planifiaient repeindre le camp, chasser et pêcher. Nanook (qui signifie « ours polaire » en inuktitut) a changé leurs plans. Quand Tommy arriva près de la scène, il vit sa femme lutter avec le prédateur.

Selon les renseignements du parc Kuururjuaq, l’ours polaire utilise encore la vallée de la rivière Korok, un couloir de transition pour les humains et les animaux entre l’Ungava et la mer du Labrador. Malgré les images touchantes qui circulent sur les réseaux sociaux, l’ours polaire est un redoutable prédateur. Le plus gros sur la terre. Il pèse entre 300 et 450 kg et mesure trois mètres. Puissant, rapide et agile, il jouit d’un odorat exceptionnel et sa vue se compare à celle de l’humain. On est loin de Yogi ou Winnie the Pooh!

Si le loup a souvent peur des hommes, l’ours blanc vit de longues périodes de disettes, ce qui le rend potentiellement agressif. Parcs Canada suggère d’utiliser le poivre de Cayenne si un ours polaire s’approche trop. « J’ai eu à utiliser une seule fois le poivre de Cayenne sur un jeune grizzly », m’explique Patrice Haley, photographe aventurier. « C’est efficace, mais pas vraiment fiable. Je ne m’y fierais pas dans la toundra qui est toujours venteuse. Aussi, les ours polaires sont plus gros et plus résistants. S’ils ont faim, rien ne les arrêtera. »

Malgré ces possibles dangers, j’avais encore envie de partir en solitaire et bivouaquer dans la toundra. 

Après mon souper, j’arpente lentement le rivage en savourant les effluves du tabac embrasé de ma pipe. Ensuite, je m’éloigne du campement pour trouver une bonne cache pour mon sac de nourriture. La lumière en ce début d’automne arctique descend rapidement. À mon retour, il fait nuit. Je m’étends sur mon sac de couchage pour lire Conquérant de l’impossible de Mike Horn. Après quelques paragraphes, il décrit comment un scientifique russe s’est fait dévorer par un ours polaire… Ouch !

Le lendemain, pendant que je m’active, mon esprit ne veut même plus penser à la possibilité d’une rencontre avec le seigneur de l’Arctique. La lecture de ce passage a subtilement laissé des traces. Je connais les dommages que peut faire un ours polaire puisque j’ai participé à l’expédition de sauvetage d’Alice. Sa mésaventure remonta lentement et s’infiltra dans mon esprit.

En arrivant près de sa femme qui se bat avec l’ours, l’esprit de Tommy s’emballa. « J’étais tellement nerveux, de dire l’Inuk. Je ne savais pas quoi faire, car je ne voulais pas que ma femme reçoive la balle! »

Prenant une grande respiration, Tommy tira une première fois sur l’ours. Mais ce ne fut pas suffisant pour que celui-ci lâche Alice. Il essaya de tirer une nouvelle fois, mais sa carabine s’enraya. Il courut jusqu’à la cabane pour prendre sa carabine de calibre 22’ et retourna sur la scène. Affronter un ours polaire avec une 22' est aussi efficace que de lui balancer des cailloux... Néanmoins, Tommy tira à bout portant. Après quelques tirs, l’animal s’effondra, inerte. Alice était partiellement scalpée et sa main droite était très endommagée par les morsures.

À l’arrivée des secours, douze heures après l’attaque, deux infirmiers de la clinique du village s’occupèrent d’Alice. Les hommes tirèrent la carcasse de l’ours jusqu’à la rive et lui coupèrent la tête afin de l’analyser. Ensuite, ils allumèrent un feu de signalement pour guider le pilote de l’hélicoptère de secours, puis firent du café. Johnny Sam et quelques jeunes du groupe s’assirent près de Tommy, encore très ébranlé, pour le réconforter. 

L’attente de l’hélicoptère en provenance de Kuujjuaq se poursuivit. Johnny Sam Annanack, un ancien du village, expliqua qu’il fallait se débarrasser de l’ours. « C’est un méchant ours et nous ne pouvons en utiliser aucune partie », dit l’ancien. Pendant ce temps, Alice reposait calmement et recevait des analgésiques et des antibiotiques intraveineux. « L’ours blanc est ma viande favorite, dit-elle. Mais je n’en mangerai plus, du moins pas avant de lui avoir pardonné. » Pour les Inuits, il faut être en bon terme avec l’animal afin de le manger.

Après une heure d’attente, ils étaient sans nouvelles de l’hélicoptère. Comme ils s’apprêtaient à déplacer Alice près des bateaux, un grondement parvint aux oreilles des guetteurs. Quelques minutes plus tard, l’hélicoptère arriva et Alice s’envola pour Kuujjuaq. 

Dans mon bivouac, les images de cet événement occupaient mon esprit. Je sors de mon abri pour fumer une autre pipée sur la berge pendant que le ciel s’éteint complètement, mais l’apaisement souhaité ne vint pas. Je retourne sur mon sac de couchage et jongle avec mon poignard en pensant que ce serait une bien maigre protection contre un ours polaire. Oh ! j’ai bien mon talisman autour du cou, une griffe d’ours blanc reçue d’un chasseur, mais son pouvoir magique semble s’être envolé sous le vent de l’après-midi.

Vers 6 h du matin, je me réveille en sursaut avec les premières lueurs de la nouvelle journée. Je me lève, prépare mon déjeuner puis je refais le trajet sous la pluie, vers Kangiqsualujjuaq.

Les anciennes du village m’avouent avoir été inquiètes de savoir que j’étais seul dans la toundra. Elles ont peut-être raison. Les hommes, eux, trouvent ça drôle. Ils me demandent des détails logistiques sur l’installation de mon campement et si j’ai vu des pistes. Les Inuits ont une vision très différente de la cohabitation avec l’ours polaire.

« La rencontre possible avec Nanook n’est pas à prendre à la légère. Mais comme il est une source importante de nourriture, nous évaluons s’il est en bonne santé, son âge et si c’est une mère avec des petits. Si les conditions de s’approvisionner en nourriture tout en préservant nos futures prises sont présentes ou si nous sommes directement menacés, nous le tuons », explique Jani-Marik Beaulne, un chasseur de 27 ans, de père inuk et de mère québécoise. « Mais nous ne ressentons pas autant que l’homme blanc le besoin de contrôler notre destinée et notre environnement. Nous faisons partie, comme l’ours, du cercle de la vie. »

Au parc Kuururjuaq, à une cinquantaine de kilomètres de Kangiqsualujjuaq, les rencontres avec l’ours sont rares. Selon Charlie Munick, le directeur du parc, il n’y a eu aucune confrontation avec les visiteurs, bien qu’il y ait eu 161 visiteurs en 2012 et 91 en 2013. « Nous travaillons en étroite collaboration avec les Inuits qui fréquentent le parc et ses environs. Nous savons s’il y a des ours dans les parages ou non. Nous conseillons les visiteurs tout au long de leurs préparatifs et leur suggérons d’être accompagnés de guides inuits armés. Aussi, nous mettons des clôtures électriques portables à leur disposition. »

Alice, forte et très chanceuse, a survécu à ses blessures. Elle pourra manger de l’ours à nouveau. Quant à moi, trois jours après mon excursion, un ours polaire affamé se promenait dans le village. Ça devait faire plusieurs jours qu’il était dans les parages… Mon talisman a peut-être fait son travail après tout!

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