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  • Crédit: Spiro Mitsialis

Hivernale au mont Iberville : seuls sur un sentier glacial

« Attention : ton nez est blanc, il est en train de geler! » me lance notre pilote seulement quelques minutes après que je sois sorti de son petit Twin Otter que nous avions nolisé. Son avertissement me fit sortir de l’émerveillement dans lequel j’étais plongé en déchargeant nos 400 livres d’équipement et de nourriture.

« Soyez prudent!, reprend Sébastien. On annonce -32 degrés pour les deux prochains jours à Kuujjuaq et ici, avec l’altitude et le vent, cela sera sans doute 10 ou 12 degrés de moins. Ne prenez pas de risques inutiles : je suis déjà venu rechercher des gens comme vous dans des sacs noirs. » Sur ces paroles « encourageantes » et dans un bruit de moteur brisant la paix du lieu, le petit appareil sur skis s’élança, effectua deux grands virages et disparut. Cette nuit-là et la suivante, Kuujjuaq enregistra ses deux plus froides nuits du voyage : -38 et -32…

Nous sommes quatre compagnons laissés dans ce désert blanc : Frédéric Doucet, Spiro Mitsialis, Steve Traversari et moi. Nous sommes seuls. Vraiment seuls. Enfin, on l’espère : on nous a dit que l’ours blanc est censé être à la chasse aux phoques sur la banquise en ce temps de l’année... Nous gardons tout de même nos fusils sur le dessus de nos sacs, juste au cas.

L’idée du projet nous est venue en lisant un article qui annonçait la création prochaine d’un parc autour du mont Iberville, le plus haut sommet du Québec (1 646 m). Nous voulons être parmi les rares personnes (moins d’une dizaine) ayant atteint le sommet de cette montagne en hiver, avant la création du parc. Le retour se fera en skis – pour l’aventure, mais aussi pour épargner les 6 000 $ nécessaires pour payer l’avion.

Une heure après qu’on se soit fait larguer par notre pilote, le soleil faiblissait déjà. En ce début du mois de mars au Nunavik, le soleil se lève vers 6 h 30 et se couche autour de 16 h 30. Nous creusons la neige pour protéger les tentes du vent et pour faire un coin-cuisine. Ce sera notre camp de base pour trois jours : le temps de faire l’approche, l’ascension et une journée de récupération. Par la suite, nous skierons 170 km sur la rivière Koroc en une dizaine de jours pour rejoindre Kangiqsualujjuaq, le petit village inuit le plus proche, mieux connu sous le nom plus prononçable de George River.

Notre deuxième journée est exténuante : nous arrêtons après quatre heures de marche avec nos skis. Il est 10 h et nous sommes à peine à l’épaule de la montagne. Il faut calculer au moins 10 autres heures pour l’ascension. Nous nous rendons à l’évidence : notre camp de base est trop éloigné. Nous décidons de le déménager en laissant vivres et carburant dans une cache pour le retour puis skions de nouveau vers la montagne avec tout le reste.

Le vent se lève, la poudrerie aussi. Épuisés, nous terminons l’installation du deuxième camp vers 17 h 30. Nous avons fait 17 km de ski, par une météo terrible. Spiro ne parvient plus à se réchauffer et enfile tous les vêtements dont il dispose puis s’engouffre dans son sac de couchage. Il tremble et se sent exténué. Nous faisons fondre de la neige et lui fournissons deux bouteilles remplies d’eau chaude pour le réchauffer. Le risque d’hypothermie nous inquiète compte tenu de notre isolement complet et du temps requis si nous devons évacuer notre position. Nous réhydratons quatre portions de nourriture lyophilisées que nous nous forçons à avaler avant qu’elles ne refroidissent. Après presque deux heures à faire fondre de la neige pour remplir nos bouteilles d’eau chaude, nous essayons de nous endormir. Si tout va bien, nous tenterons le sommet demain. L’obscurité nous entoure de toute sa froideur. Il fera aux environs de -40 degrés Celsius cette nuit-là, à 300 km au nord-est de Kuujjuaq.

Crédit: Spiro MitsialisSoudain, Frédéric me réveille : il ne sent plus son pied. Dehors, on entend le vent qui souffle sans arrêt. La glace créée par la condensation de notre respiration couvre toute la tente et notre matériel. Le moindre mouvement finit par faire tomber ces jolis cristaux dans notre cou ou dans notre sac. Et le seul fait d’extirper le haut de mon corps du sac de couchage fait geler mes doigts. J’enfile mon manteau de duvet et j’allume ma lampe frontale pour examiner la situation. Frédéric avait déjà trouvé la solution : il prend son pied et le rentre directement dans mon sac de couchage en me disant : « Frotte! » Avec la bouteille d’eau chaude, je parvins à faire circuler le sang dans son pied. Nous frissonnons. Après quelques tasses de thé, nous croyons être en mesure de nous rendormir. Le reste de la nuit se passe en tentant de combattre les frissons. J’entends nos deux amis qui bougent sans arrêt dans la tente voisine. Eux non plus n’ont pas bénéficié d’un sommeil réparateur.

6 h 30. Il faut s’habiller. Sous-bas, bas étanches, bas en laine et mouflons, pantalons Gore-Tex, pantalons isolés, manteau polar, manteau Gore-Tex, manteau de duvet, cache-cou, passe-montagne, masque facial en Gore-Tex, tuque et deux paires de gants. Après 25 minutes, je suis enfin prêt à sortir de la tente. J’enlève un gant pour ouvrir et ma main se glace immédiatement. Je sors et la secoue durant quelques minutes, tandis que mon regard se pose sur le thermomètre attaché au bâton de ski : un filet de mercure rouge a perlé au travers de la partie inférieure. Il est mort de n’avoir pu se contracter au-delà de -35 degrés Celsius.

Un à un, les gars sortent des tentes, transis. On commence la longue, répétitive et ennuyante tâche de « faire de l’eau ». On essaie d’abord d’allumer le brûleur sans geler nos doigts, puis on met de la neige dans un chaudron pour la faire fondre. Nous avons besoin de huit litres d’eau par jour plus quatre litres par nuit (pour l’hydratation, mais aussi pour se réchauffer : on place la bouteille d’eau chaude dans nos sacs de couchage avant de s’endormir). Il faut également de l’eau pour réhydrater les repas. Avec la journée d’hier, la nuit et ce matin glacial, personne n’a l’énergie pour tenter le sommet. Nous ferons une simple reconnaissance puis prendrons du repos. Nous tenterons le coup demain, si la météo le permet.

Pendant que les autres préparent leur sac à dos, je remarque que le gallon de naphta se fait balloter de gauche à droite par le vent. Il est déjà vide. Nous en avons quatre pour les 12 jours prévus. Normalement, il faut compter un litre de carburant par jour pour quatre personnes. Mais, à cause du froid sibérien et du vent, il ne nous reste plus que trois gallons. J’explique aux gars : « Si l’on fait le sommet demain, après 14 heures intensives, nous devrons prendre une journée de repos. Cela veut dire que nous ne quitterons pas cette vallée avant deux jours et demi. » Tous gardent le silence. « Compte tenu de l’altitude et de la météo, cela signifie probablement un autre gallon de naphta. Nous serons en panne sèche bien avant d’être dans un rayon où les Inuits pourraient venir nous ravitailler et peut-être même avant d’atteindre la ligne des arbres où nous pourrions faire du feu... »

Tous savent où je veux en venir. Nous avions eu cette discussion bien avant le départ : si une situation mettait en péril notre retour, nous laisserions tomber la montagne. La survie vient bien avant l’égo. J’avais d’ailleurs choisi de partir avec ces compagnons parce que je les savais capables de prendre ce genre de décision.

Il y a eu un silence. « Qu’est-ce qu’ont fait? », demande l’un, en se doutant de la réponse. « Je ne sais pas », répond un autre en sachant tout aussi bien la fatalité. Je reprends la parole : « De toute façon, on ne bouge pas d’ici avant demain, aujourd’hui personne n’est en forme. Marchons vers la montagne quelques heures, revenons tôt. Nous déciderons plus tard. » En glissant ma caméra dans mon sac, je me suis dit que ce serait probablement la dernière fois que je m’approcherais de cette montagne.

Crédit: Spiro Mitsialis

À mi-chemin vers la montagne, durant une pause pour manger, la décision fut prise : nous rentrerions dès le lendemain. Nous ne voulions pas risquer de nous retrouver sans source de chaleur sur une rivière gelée, et ce, à plus de 150 kilomètres de toute civilisation. Nous avons passé le reste de la journée à prendre quelques clichés dans le « bol » de la montagne. Au moment de tourner un extrait vidéo, j’eus les yeux pleins d’eau en annonçant à la caméra la décision de l’équipe. Nous sommes revenus tôt à nos tentes pour nous reposer, manger et préparer les traîneaux pour le lendemain. La troisième nuit nous sembla moins froide, peut-être -30 à l’extérieur, mais -25 dans la tente grâce à nos corps et à la chandelle qui brûle au faîte de la tente.

Le lendemain matin, avec résignation et la conviction d’avoir fait le bon choix, nous remplissons nos traîneaux et commençons la descente de la vallée. Nous retrouvons notre cache de nourriture grâce au GPS. Le passage jusqu’à la rivière se fait comme une souris dans un labyrinthe : entourés de collines et de montagnes, il nous est impossible de voir par où rejoindre la rivière Koroc. Nous arrivons en bas de la vallée devant un dénivelé infranchissable en ski avec nos pulkas pesant plus de 100 livres. Frédéric et Steve partent en reconnaissance et reviennent 45 minutes plus tard avec une idée « probable » de la route à suivre pour descendre à la rivière. Une fois là, un vent glacial balaie la rivière qui est dénudée de toute trace de neige. Toute sa surface est d’un bleu pur. La glace est si claire qu’elle nous permet de voir le lit de la rivière et les centaines de bulles d’air prisonnières de ses glaces. Heureusement, nos peaux d’ascension permettent une adhérence maximale et nous font progresser à un bon rythme.

Chaque soir vers 16 h, nous trouvons une petite baie sur la rivière pour installer notre campement. Des trois brûleurs dont nous disposions au départ, il n’en reste plus qu’un de fonctionnel à 100 % après 72 heures. Vers 18 h, nous sommes au chaud dans nos sacs, prêts pour la nuit. Typiquement, le sommeil va bien jusqu’à minuit, soit jusqu’au moment où les reins ont terminé leur travail et commandent un exercice bien particulier. Il faut alors passer le bras par l’ouverture du sac, trouver à tâtons (assez rapidement pour ne pas se geler les doigts) la bouteille spécialement identifiée et l’introduire dans le sac de couchage pour se soulager. Une fois la vidange effectuée, il faut remettre le bouchon bien fermement. Ici, deux options s’offrent au campeur hivernal : la garder à l’intérieur du sac de couchage pour récupérer la chaleur produite par le contenu ou la vider à l’extérieur de la tente. Pour la deuxième option, s’agit de faire passer la bouteille par où elle est entrée, ouvrir le volet de la tente (à une main), ouvrir la bouteille, la vider, fermer la tente (toujours avec la même main qui commence à geler) et réajuster l’ouverture du sac de couchage.

Comme je dormais plutôt mal après 1 h du matin à cause du froid et de mon matelas troué, nous décidons que le réveil se ferait tous les jours à 3 h 30. Sortis des tentes vers 4 h, nous sommes en général capables d’amorcer nos journées de ski vers 6 h. Chaque matin comporte son lot de sévices : pour les uns, c’est le maniement des brûleurs. Pour les autres, c’est la pression qu’il faut exercer pour détacher les « clips » du double-toit. Ce geste banal demande une préparation de quelques minutes pendant lesquelles on maximise la circulation dans les doigts en les agitant, puis vient l’instant fatidique où l’on enlève un gant pour faire le tour de la tente à toute vitesse afin de défaire les huit « clips ». Généralement, les deux dernières nécessitent plus d’efforts puisqu’on ne sent plus rien dans nos extrémités. Cette attention particulière aux doigts prévaut également pour la manipulation des chaudrons, pour manger ou simplement aller aux toilettes. Ce sont des engelures au premier et deuxième degré sur la quasi-totalité de nos doigts et de nos orteils que les infirmières du CLSC de Georges River nous ont aidés à soigner à notre arrivée au village.

L’autre cruauté corporelle est l’insertion des pieds dans les bottes de ski. Au lever, on soigne nos ampoules (parfois grosses comme des pièces de deux dollars) avec du « duct tape », puis nous gardons nos mouflons jusqu’avant le départ. On se coordonne pour s’assurer d’être prêts en même temps : personne ne veut attendre une fois les pieds encastrés dans les bottes qui ont gelées durant la nuit. Il faut compter 45 minutes de ski avant de sentir ces deux petits icebergs fondre et reprendre la forme de notre pied.

Crédit: Spiro MitsialisLa première heure de ski sert à réchauffer nos pieds. Nous arrêtons ensuite manger à des fréquences régulières. Avant le départ, nous avions prévu des collations ensachées contenant chacune 1 500 calories, que nous devons consommer pour totaliser environ 5 000 calories par jour. Une collègue nutritionniste nous avait recommandé un minimum de 6 000 calories par jour pour prévenir la perte de poids, mais le volume de toute cette nourriture nous a fait réduire cette quantité. La deuxième heure de ski est cruelle : je sens mes ampoules au vif dans mes bottes. Chacun essaie de s’occuper l’esprit comme il le peut pendant la journée pour oublier les différentes douleurs qui s’accumulent. À ce rythme, nous parcourons à peu près 20 kilomètres chaque jour.

La solidarité de l’équipe est totale. Nous partageons les efforts pour ouvrir la trace. Dans les derniers jours, c’est Frédéric et Spiro qui ouvrent le sentier. J’étais épuisé et Steve restait derrière moi pour me motiver à poursuivre. Nous avons traversé des paysages fantastiques, des cascades de glace fascinantes, nous avons vu des perdrix arctiques qui s’envolent par centaine, quelques renards furtifs et même des loutres jouant à se faire glisser sur le ventre. L’immensité des vallées et des montagnes blanches et chauves est tout simplement grandiose.

La météo devient de plus en plus clémente et nous profitons du soleil et de peu de vent. Tous les jours, après le douloureux début de journée, l’émerveillement et la joie d’être là, seuls et ensemble nous envahissent. Dans ces moments, nos regards complices nous réjouissent le cœur. L’intimité et la camaraderie qui se sont créées au fil des kilomètres ont su s’inspirer de la grandeur du paysage. Une impression d’être à la fois puissants, forts et résistants, tout en étant si petits, fragiles et insignifiants face à ces falaises, ces vallées sans fin et cette longue rivière tranquille qui ne gardera aucun souvenir de notre passage sur son dos.

Environ deux jours et demi avant notre arrivée et après 158 km parcourus, nous avons laissé un message à Jean-Guy Saint-Aubin avec notre téléphone satellite. Ce bon vivant nous avait donné une foule d’informations sur la région, lui qui habite le coin depuis plus de 30 ans. Il nous a aussi offert de venir tracer le sentier avec sa motoneige quand nous serions à proximité de Kangiqsualujjuaq. Nous lui demandons de nous amener un gallon de naphta et un peu d’équipement afin que nous puissions affronter plus facilement les derniers kilomètres.

Le matin du 9 mars, deux motoneiges s’approchent. Jean-Guy arrive avec son ami Matthew et deux traîneaux gigantesques construits pour rapporter les caribous lors de la chasse. Ils nous annoncent que le baromètre prévoit une dépression et souhaitent nous ramener directement au village. Surpris et déstabilisés dans notre volonté de terminer l’aventure, la décision n’est pas facile à prendre. Mais encore une fois, il faut soupeser les faits : les deux hommes n’ont pas apporté de naphta et insistent pour nous ramener illico. Dire non et risquer de se prendre dans une mauvaise météo n’avait pas de sens. Nos engelures et mes blessures aux pieds n’iraient pas en s’améliorant d’ici les prochains jours. Notre énergie n’irait pas en augmentant. Laissant encore notre égo de côté, nous avons détaché nos pulkas et sommes montés sur les motoneiges.

Nous avons vécu quelques jours dans un chalet sans eau ni électricité en périphérie de Kangiqsualujjuaq. De cette résidence cinq étoiles, nous prenons la motoneige (gracieusement prêtée par Pierre Tourangeau, qui a choisi de vivre au Nord) pour aller nous ravitailler au village. Ici, le lait coûte 5 $ le litre. Une douzaine de boissons gazeuses se paye 20 $ et le sac de croustilles pour l’accompagner presque 8 $! Les infirmières du CLSC local ont soigné nos engelures et ampoules. Après trois jours de blizzard, nous avons enfin retrouvé nos familles à Montréal. Nous étions sains, saufs et heureux, la tête et le cœur pleins de souvenirs.


Encore plus
Parcs du Nunavik : nunavikparks.ca

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